Un second souffle
Je sais que mon programme de la journée va obligatoirement comporter une expédition à Boisaumont.
J'attends la fin de matinée pour effectuer cette promenade de reconnaissance, en voiture cette fois, le brouillard s’est estompé mais un voile léger filtre les rayons du soleil.
J'emprunte le chemin longeant la rivière, traverse la nationale et me retrouve sur la petite route bordée de haies vives.
Le hameau est tel que j'avais connu, les maisons étaient déjà bien vieilles, elles le sont à peine plus, les chiens aboient au passage d'une voiture, leurs prédécesseurs mordaient les piétons étrangers, couraient après les vélos, les poules actuelles prennent aussi leur temps pour s'écarter, les rideaux des maisons habitées se soulèvent sur mon passage, je roule doucement, essayant de repérer la bicyclette rose ou, mieux encore sa propriétaire. Je reconnais l'ancienne école fermée depuis des lustres, passe devant un domaine entourée d'une clôture en bois, la grosse maison au toit d'ardoises à demi cachée derrière des arbres m'interpelle, je suis venu dans ce lieu et entré dans cette demeure, j’en suis certain, quand? Je devais avoir une dizaine d’années, avec qui? Probablement avec grand-père, pourquoi faire? Je n’ai aucune réponse à cette dernière interrogation.
Personne dans les rues et ruelles, c'est raté pour aujourd'hui mais je reviendrai, je suis tenace, et puis je n'ai rien d'autre à faire.
Je reviens à Hauréville, passe devant la maison de madame Verlier, une belle occasion pour répondre à son aimable invitation, cette brave dame qui sait tout devrait pouvoir répondre à mes interrogations.
- Ah quand même, monsieur Demoulin, j'avais peur que vous quittiez le village sans me rendre visite, j'aurais été peinée... il va être bientôt midi, tu vas déjeuner avec moi mon petit Vincent, nous pourrons ainsi continuer notre conversation.
Je décline l’offre, mon couvert est déjà placé au restaurant de la Vallée.
- Alors la veille de ton départ, tu me le promets.
Le passé est évoqué, je me demande si madame Verlier parle toujours de moi et de ma famille, elle doit mélanger un peu, confondre les personnes et les dates, elle ajoute des anecdotes qui, à mon avis, ne concernent nullement notre famille, ou alors elle enjolive, je l'écoute poliment avant de l'amener sur le sujet qui me préoccupe.
- Une dame blonde? et tu penses qu'elle habite à Boisaumont? je ne vois vraiment pas, mais tu sais les gens du hameau viennent rarement ici, juste pour voter puisque c'est leur commune, et encore seuls les anciens font encore preuve de civisme, autrement, les habitants du hameau vont faire leurs courses à Lermont, c'est à égale distance, la route est meilleure, les magasins plus nombreux et réputés moins chers, quant à la messe dominicale, les rares pratiquants vont aussi à Lermont, le curé est moins vieux, plus expéditif, ils viennent ici pour les enterrements c'est tout.
Je cherche un signe particulier qui pourrait la mettre sur la voie... ah oui, un petit grain de beauté dans le cou, je crois qu'il se trouve sous l'oreille gauche.
Je pensais, en constatant la réaction de mon interlocutrice que j'avais fait "mouche".
- Non, je te répète, je ne connais plus personne, c'est comme au village, les gens ne se parlent plus, les voitures, la télévision, le modernisme les transforment en sauvages, chacun chez soi; les jeunes c'est pire, ils passent sans nous dire bonjour, comme si nous n'existions plus; ils en ont marre de voir autant de vieux, de les supporter, de les nourrir, quand tu penses qu'à soixante dix huit ans, j'arrive en vingt quatrième position, sur à peine cinq cent habitants, c'est pas demain la veille que je serais la doyenne.
Sa réponse est une dérobade, c'est évident, elle noie le poisson, pour quelle raison? cette ancienne coiffeuse connaissaient les cous de ses clientes et le fameux grain de beauté est en place depuis toujours; la réaction vite réprimée prouve que mon inconnue résidait dans cette commune il y a vingt ou trente ans quand madame Verlier exerçait son métier, l'inconnue n'a peut-être jamais quitté le hameau.
- Savez-vous qui entretient et fleuri la tombe de grand-père, j'ai été agréablement surpris en constatant ce fait?
- Aucune idée mon garçon, personnellement je ne mets que rarement les pieds au cimetière, Adrien, mon mari est mort en déportation tu le sais, le malheureux est parti en fumée...son nom est inscrit sur le monument au morts, c'est là que je vais me recueillir et déposer des fleurs à l’occasion; quant à mes parents, ils sont enterrés dans le nord de la France, à Valenciennes, ville d'où je suis originaire, personne ne doit entretenir leur tombe les pauvres, si elle existe encore...
Sur ce sujet encore, bien l'impression que madame Verlier élude ma question, son regard fuyant, ses gestes de dénégation me font supposer qu'elle sait qui entretient le souvenir; quels sont les motifs de son mutisme?
C'est une sorte de pèlerinage que j'ai accomplis, je suis passé plusieurs fois devant ma maison natale, j'ai appris qu'elle est habitée par un jeune couple, cette nouvelle me remplit d'aise; je constate que le jardinet est bien entretenu, comme il l'était quand je m'y amusais; les rosiers grimpants ont été remplacés je présume mais les nouveaux sont aussi bien fleuris, la grille et ses volutes de fer forgé tiennent le coup; la girouette que mon père avait installé sur le faîtage est toujours en place, je doute qu'elle tourne encore, depuis mon arrivée, la flèche indique toujours la même direction; si les locataires me remarquent, il vont se demander pour quelles raisons je passe souvent devant chez eux au ralenti, les yeux braqués sur la façade.
L'ancienne ferme de grand-père est un peu plus loin, le logement est abandonné et commence à donner des signes de détresse, les ouvertures béent tristement, les murs ont des fissures importantes, la toiture est effondrée par endroit; par contre, les locaux agricoles sont occupés; l'étable est crépie de neuf, le hangar attenant à la grange abrite de nombreux instruments agraires où les nouveautés côtoient les antiquités. Je n'ose descendre et approcher, mais il me semble reconnaître une vieille faneuse aux fourches rouillées; gamin, je montais sur chaque machine, imaginant que des chevaux fringants m'emmenaient sur des chemins cahoteux et poussiéreux. Emporté par ma fougue naturelle, je sautais tellement sur le siège de métal que souvent l'instrument se cabrait et je me retrouvais le derrière par terre.
L'école des grands, située à côté de la mairie, semble figée depuis plus d'un demi-siècle, les vitres peintes à mi-hauteur sont toujours en place; j'aimerais faire un tour dans la salle, revoir le banc de ma dernière année, au fond, près de la bibliothèque dont j'étais le responsable et le meilleur client.
La ruelle des Gaillots et ses endroits sombres, c'est là que j'ai embrassé Chouquette, puis qu’elle m’a initié un jeu plaisant, je devais avoir tout juste quatorze ans, cette fille acceptait les hommages de tous les garçons, à tour de rôle quand même, qu'est devenue cette demoiselle accorte et généreuse?
La gare ne fonctionne plus, aucun train ne s’arrête, d'ailleurs ils se font rares, une voie a été démontée; les quais sont envahis d'herbes folles, quelques vieux wagons achèvent de rouiller dans une lente agonie.
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