Un second souffle
Madame Mathieu n'a pas encore ouvert la bouche si ce n'est pour manger; et encore, elle doit avoir un appétit d'oiseau; je me décide à lui poser une question, profitant d'une accalmie dans les discours de Jojo.
- Etes-vous également une adepte de la chasse?
- Oh non! la chasse! bien au contraire, j'ai horreur des armes et je n'arrive pas à comprendre que des êtres humains puissent massacrer des pauvres bêtes sans défense, je suis une pacifiste.
- Vous avez pourtant épousé un militaire.
- Il n'y était plus, heureusement, nous sommes mariés depuis sept ans seulement.
- J'ai attendu d’être en retraite pour me marier, je voulais éviter qu'une femme vive dans l'attente et l'anxiété et puis j'ai côtoyé tellement de cocus parmi les militaires de carrière, remarque, étant libre, j'ai contribué à leur renommée...
Jojo ponctue cette phrase d'un rire gras et saccadé, les autres clients nous regardent; pour moi qui suis d'un naturel discret, cet intérêt général me dérange.
- Que penses-tu d'Hauréville, ce village a besoin d'un bon coup de neuf, j'ai des projets, le maire actuel est un endormi, si je réside ici, je me présente aux prochaines municipales....beaucoup à faire, ne serait ce que dans le domaine du tourisme , la pêche, la chasse, les randonnées en forêt, ce sont des activités que les citadins apprécient et qu’il faut mettre en valeur...
Ce Georges Mathieu me saoule un peu, je regretterais presque d'être à sa table mais la jolie Patricia compense, elle commence à parler un peu et ponctue chaque parole d’un sourire agréable. Est-ce naturel chez elle où suis-je un privilégié ?
- C’est plutôt l’hiver qui me fait peur.
- Nous voyagerons ma chérie, c’est promis, nous irons aux Antilles ou ailleurs, là où il fait beau et chaud.
J’éprouve une certaine jalousie en voyant ce couple, même si il est un peu disparate. Trois ans que je suis veuf et que je m’étais promis de finir ma vie en solitaire, mais le temps passe et, si les souvenirs restent intacts, la solitude est difficile à supporter, même ma fille m’encourage à trouver une compagne « Un homme comme toi ne peut vivre seul, nous tenons à te garder longtemps, nos enfants aussi » Elle voyait clair, à plusieurs reprises, j’avais eu de drôles d’idées, envie de partir moi aussi, de basculer vers le néant, mais la parcelle de foi qui subsiste en moi et malgré moi ne m’encourage pas à croire que de l’autre côté j’aurais le bonheur de retrouver Odile, le vide terrestre, je connais, et je vais essayer de le combler en attendant le grand départ.
J’avais été surpris de constater que de nombreuses femmes cherchent également à meubler leur solitude, j’avais eu quelques aventures qui me permettaient de satisfaire en partie des besoins humains bien naturels, j’avais même vécu plusieurs semaines chez une dame d’excellente compagnie mais quelques incompatibilités nous avons séparés.
Simone Lavigne semble me gratifier de sourires plus personnels que commerciaux; en servant et desservant, elle recherche et provoque le contact avec mon bras, ma main, c'est flagrant. Je prétexte une certaine fatigue pour me retirer et abandonne Jojo qui termine goulûment le dessert de sa femme.
- Nous nous reverrons demain, nous parlerons de notre jeunesse, de l'école, des quelques bons moments que j'ai vécus ici, ils sont rares mais encore vivaces dans mon esprit.
Simone devait attendre ma sortie, à peine étais-je dans le corridor qu'elle me rejoignait prestement.
- Je viendrai vous changer le pansement tout à l'heure, dans votre chambre, vers les onze heures, d'accord?
Comment refuser une offre aussi...prometteuse, d'ailleurs, impossible de répondre, elle a disparu vers les cuisines.
Je ne capte que trois chaînes sur le téléviseur, et puis le programme de ce mois d’août est mièvre, j'ai bien fait d'apporter quelques bouquins. Difficile de se concentrer sur ma lecture, si passionnante soit-elle, j'ai enfilé ma veste d'appartement mais j'ai gardé mon pantalon; après tout, Simone n'a que l'intention de venir soigner ma blessure, c'est la seule promesse qu'elle m'ait faite, ma nervosité est injustifiée; le temps passe de plus en plus lentement, l'aiguille patine, maintenant je deviens anxieux, imagine toutes sortes de situations; que recherche la patronne? elle doit faire le coup à chaque client seul; après tout je m'en fiche, je me sens capable d'assumer, je me dois d'être à la hauteur, il faut que je me décontracte; et si c'était la première fois qu'elle a l'intention de tromper son mari? non, faut pas se leurrer mais elle a peut-être ses têtes, c'est cette dernière thèse que je retiens, c'est celle qui m'agrée le plus.
Il est onze heures largement dépassées quand j'entends un petit grattement à ma porte.
- J'attendais que tout mon petit monde soit couché, bien difficile ce soir, j'avais peur que tu sois endormi.
Aucune erreur possible, la pulpeuse Simone est dans ma chambre pour jouer un autre rôle que celui de soignante, son tutoiement spontané le suppose, et puis son regard humide, ses lèvres gourmandes sont des indices probants.
Je suis assez satisfait de moi-même mais surtout de ma partenaire, un volcan cette femme, d'ailleurs elle m'avoue, et je suis prêt à la croire, qu'elle a accumulé de l'énergie depuis quelques temps; j'étais dans le même état...
- Mon cuistot est bien gentil mais c’est un mollasson et toujours fatigué, le matin il dort encore, le soir il dort déjà, c'est désespérant.
Je suis trop galant pour lui poser des questions sur ses rapports avec de précédents clients mais elle devance mes interrogations.
- Ne crois surtout pas que j'accorde mes faveurs à n'importe qui, il faut beaucoup de concordance, un imprévu, une petite étincelle pour déclencher une envie; avec toi c'était encore plus physique, ton dos nu, ta peau douce, l'odeur de pluie et de sueur mêlée...ton pansement, à propos, il serait temps que je le change, j’étais venue pour ça.
Ce séjour vient de prendre une nouvelle dimension, il a suffit d'un orage pour changer le cours de l'histoire, enfin de mon histoire; c'est souvent le cas dans la vie, un événement quelque fois insignifiant provoque un enchaînement imprévu, et c'est valable dans les deux sens; cette fois, c'est dans le bon sens et je compte profiter de ma chance.
Le parfum tenace de Simone flotte encore dans ma chambre, je me demande si je vais parvenir à trouver le sommeil. Maintenant c'est la dame à la bicyclette rose qui revient hanter mes pensées et puis le visage juvénile de Patricia ; ça y est je vois toutes ces femmes tourner autour de moi, elles pansent mes multiples blessures, me frôlent, me cajolent...
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