Motsetphotos

- Nous voici seuls Frédéric, il y avait bien longtemps.

Marina m’étonnait, je venais prendre mon petit déjeuner à la cuisine, elle s’y trouvait déjà alors qu’il était tout juste huit heures.

- J’avais soif, et l’eau de ma salle de bain n’est pas fraîche, à moins de la laisser couler un quart d’heure.

 Marina était assise sur le tabouret... sur mon tabouret,  la ceinture de sa robe de chambre était dénouée,  d’une main elle tenait  le col fermé,  voulant masquer sa poitrine alors que bien plus bas, elle découvrait ses cuisses à la peau claire et transparente. Ce n’était pas la première fois qu’elle exposait ainsi une partie de ses avantages, était-ce de la provocation ou bien n’avais-je aucune importance à ses yeux, me considérait-elle seulement comme un homme? De toute façon, malgré ses beaux cheveux blonds, son visage aux pommettes rondes, ses yeux aux reflets lagunaires, sa bouche sensuelle toujours humide et tout le reste, cette femme ne pouvait m’émouvoir, elle représentait l’antithèse de maman, celle qui avait usurpé  sa place dans la maison sauf dans mon cœur.

- J’ai donné congé à Madeleine, cette brave femme a besoin de repos de temps en temps, ta tante et ton père ne supportent jamais ses absences,  nous nous débrouillerons pour le déjeuner.

-  Et tu crois que Sylvette  sait faire à manger?

- Cette petite sotte serait capable de nous empoisonner, non, je vais cuisiner moi-même, je vais te préparer des spécialités que tu n’as jamais goûtées et que  tu  vas apprécier, j’en suis certaine.

- Toi, cuisiner?

- Tu sembles oublier d’où je viens, tu n’es pas comme ta tante qui sait me le rappeler régulièrement, ne crois pas que dans le bas peuple tout n’est que tristesse, tu veux que je dise, gosse de riche, chez les pauvres la moindre amélioration de l’ordinaire est une véritable fête, depuis mon arrivée dans cette immense baraque, malgré une vie dorée, une table toujours bien garnie, des personnes à mon service,  je ne m’amuse plus guère.

Marina me semblait sincère tout à coup.

- Tout de même, les réceptions, le théâtre, les expositions, et puis les voyages, les croisières, l’année dernière les Caraïbes, cette année vous allez visiter les îles Grecques. 

- Ne le répète surtout pas à Pierre-Louis, les réceptions sont hantées de pédants et de goujats,  je baille au théâtre, je me barbe dans les musées, les grands voyages me fatiguent, la chaleur encore plus ;  ici, dans cette campagne, je me sens à peu près bien, il me manque juste un petit coin à moi, rien que pour moi toute seule, une petite datcha près de la forêt.

Je me mordais les lèvres pour ne pas vendre la mèche, elle l’aurait bientôt son petit coin à elle.

En quelques minutes, je venais de réviser mon jugement sur Marina, jusqu'à présent je la considérais comme superficielle, incapable d’exprimer de véritables sentiments humains puis en quelques mots elle venait de me passer un message empreint de bon sens.

Manou est-elle heureuse dans sa masure? elle est obligée de travailler pour que toute sa famille vive un peu mieux, elle ne sort jamais, est toujours habillée simplement, ne va pas chez le coiffeur, elle doit manger chichement. Marina doit oublier les mauvais moments qu’elle a vécu, c’est ainsi, avec le temps, les bons souvenirs étouffent les mauvais,  j’entends encore certaines personnes affirmer que la guerre n’avait pas que de mauvais côtés.

- Tu vas nous chercher du pain?

- Si Madeleine est en congés, je suppose que c’est nécessaire.

- En même temps, tu me prends un kilo de farine, de l’ordinaire, descend assez tôt, j’en ai besoin pour dix heures et demi au plus tard.

- Tu vas confectionner des pâtisseries?

- Secrrret.

Bien longtemps que son accent n’était réapparu à la surface, cela lui arrivait au début de sa carrière dans notre maison, avant qu’elle ne troque son tablier contre un manteau de fourrure, puis de temps à autre lorsqu’elle était émue, ou en colère. Emue Marina? Pour quelle raison?

J’aimais faire les courses au village, cela me permettait de voir du monde, d’échanger quelques mots avec les habitants, seulement j’étais sollicité uniquement pour aller chercher le pain, je n’avais que rarement le droit d’aller à l’épicerie, je dépensais beaucoup trop, l’épicière, madame Louviot me donnait tout ce que je voulais même si je n’avais pas assez d’argent pour payer.

- Prends ce que tu veux dans ma boutique, mon petit Frédéric, ta tante me paiera plus tard.

Il y a deux ans, lors des vacances de Noël, tante Odette avait rendu les deux kilos d’oranges sanguines et les quatre paquets de biscuits aux amandes que j’avais achetés. J’avais pourtant  trouvé une parade à un éventuel refus en complétant la commande de deux plaques de chocolat aux noisettes, la gourmande  les avait gardées et dévorées.

Le village de Calaumont est coupé en deux par une rivière, la Soulance;  les fermes, la boulangerie, la boucherie et l’église se trouvent sur la rive droite, la scierie et les logements des ouvriers, une épicerie-café, un garagiste, la mairie et l’école sur la rive gauche. Notre rive est de loin la plus peuplée, près de quatre cents habitants alors qu’il y en a environ la moitié de l’autre côté. L’unique pont est un passage très fréquenté où les rencontres sont inévitables,  les Calaumontois et Calaumontoises stationnent souvent sur ce pont pour parler du temps, pour colporter les potins et les ragots. Quand j’allais de l’école primaire au catéchisme ou à la messe, il m’arrivait de monter et de courir sur le parapet bombé et souvent glissant, j’avais peur, mais je me sentais dans l’obligation de prendre des risques, c’était un défi,  cet exploit me donnait un ascendant supplémentaire sur mes petits camarades et rendait  les filles admiratives. A cette époque, j’étais considéré comme un être à part, rejeté des jeux simples, écarté des conversations banales, il m’arrivait d’envier ces garçons qui ne craignaient jamais de déchirer leur culotte  et de salir leur blouse.

 Mon meilleur souvenir d’enfance reste le jour de mes dix ans, la seule fois où les filles et les garçons de ma classe avaient été invités au domaine, nous avions bu du chocolat et mangé des pains au lait, ensuite nous avions joué à tous les jeux de société que je venais de recevoir en cadeau, au nain jaune, à la bataille navale, aux petits chevaux, un après-midi mémorable...l’un de mes plus mauvais souvenirs aussi quand tout le monde est parti, que je me suis retrouvé seul alors que maman était conduite à l’hôpital...le soir même je balançais rageusement la mallette de jeux dans le foyer de la cheminée, sachant que plus personne ne viendrait jouer avec moi.   

Depuis mon départ en pension, à l’âge de onze ans, j’avais perdu tout contact avec mes anciens camarades de l’école primaire, les garçons ou les filles que je rencontrais le dimanche en sortant de  la messe me saluaient sans plus ; à la fin de l’office, ils se regroupaient sur le parvis de l’église, discutaient et riaient, je sortais rapidement pour éviter de traverser ce joyeux groupe, je les enviais. « Il faut toujours garder ses distances avec les gens du peuple sinon ils ne te considèrent plus, n’ont plus de respect,  les seules fois où tu dois aller vers eux, leur tendre la main, c’est quand ils sont dans le besoin, dans la peine, ils se souviennent alors de ces marques de compassion » Les conseils de monsieur le maire me paraissaient judicieux et, souvent bien malgré moi, je les suivais.