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Un coup de chance, la voiture du docteur est encore devant la ferme Meunier.

-Bouge pas mon petit gars, je vais parler au toubib.

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Mon guide revient rapidement, suivi d'un homme barbu.

- Tu peux me montrer le chemin jeune homme, j'ignore où se trouve ce chalet.

La deux-chevaux arrive enfin au sommet du raidillon, je l'entendais tousser, hoqueter derrière moi, j'avais peur qu'elle ne cale au beau milieu de la côte.

- Il est là-dedans ton gaillard?

Je laisse le médecin entrer seul, quelques minutes après, il revient chercher des instruments.

- Ca va aller, il devrait s'en sortir, je vais lui faire une piqûre, tu viendras me donner un coup de main pour le sortir, je te ferais signe, je vais l'emmener directement à l'hôpital.

Nous déposons l'homme sur le siège arrière, il est si petit qu'il peut étendre les jambes, il paraît en meilleur état qu'au bord du fossé, il essaye de parler ; ses lèvres remuent mais aucun son ne sort.

- La providence que tu sois passé sur cette route déserte avant qu'il ne soit trop tard, et tu as bien fait de le mettre à l'abri, sinon il risquait la congestion, tu sais où il habite, tu connais son nom?

- Il habite dans une baraque, du côté de l'ancienne verrerie, son nom? je l'ignore, tout le monde l'appelle l'homme des bois.

- Je vois, c'est le fameux paria, c'est donc lui, le maire de Labréville m'en avait parlé, il se terre dans la forêt depuis des années, drôle d'histoire.

Je regarde la voiture s'éloigner et attends qu'elle soit engagée sur la route goudronnée avant d'enfourcher ma moto, j'ai le sentiment d'avoir accompli une bonne action, je suis fier d'avoir surmonté une sorte de peur, je me sens bien. Vais-je raconter cette histoire dans mon entourage? Certainement pas à ma mère, elle ne m'écoute que d'une oreille distraite. Grand-père risque de se moquer de moi, il va  encore me traiter  de Saint-Bernard des pauvres, c'est sa réaction lorsque je veux lui parler de personnes dans le besoin. Et oncle Charles, distant et hautain, qui me prend toujours pour un gamin, qui ne rate pas une occasion de m'humilier, c'est lui le maire actuel de Labréville, depuis son retour de captivité, alors que la guerre n'était pas encore terminée, un geste des Allemands dont beaucoup d'autres n'ont pas bénéficié.  Grand-père lui avait laissé la place avec soulagement, il ne supportait plus les directives de Vichy disait-il.

J'arrive au village et franchis le passage à niveau. Blotti dans une vallée encaissée, Labréville s'étire en longueur, une centaine de foyers, c'est le terme  employé par grand-père pour présenter le village, une population composée essentiellement d'agriculteurs, de bûcherons et de cheminots, quelques commerçants et des artisans, des veuves et des retraités, une gare relativement importante,  la rue principale suit le cours tortueux de la rivière. Deux édifices dominent cette vallée, au sommet de la côte Saint-Martin c'est l'église et son clocher massif, de l'autre côté, sensiblement à la même hauteur, campé sur la côte Manon, le château. C'est faire beaucoup d'honneur a cette bâtisse que de lui attribuer le titre de château, le bâtiment principal a deux étages, il est flanqué d'une modeste tour, seule la couverture d'ardoises et les fenêtres cintrées à croisillons lui donnent un certain cachet. Un peu à l'écart,  se trouvent les bâtiments agricoles: écuries, étables et granges entourent une grande cour en partie dallée, un peu plus loin quelques modestes habitations abritent le personnel de l'exploitation. C'est dans ce domaine que je réside, dans l'aile sud de l'immense demeure, ma mère et moi disposons d'un  logement situé au rez-de-chaussée, l'étage est inoccupé et sert de garde-meubles, toutes les vieilleries et les laissés pour compte s'entassent dans les quatre grandes pièces. L'aile nord, appelé aile droite abrite le logement de grand-père qui dispose également de la fameuse tour dont il a transformé le troisième et dernier niveau en bureau. La partie centrale, la plus vaste est occupée par oncle Charles et sa famille: Alice son épouse, Béatrice leur fille unique et Vincent le gendre.

La dynastie des Montcy règne sur ce domaine et sur le village depuis le premier empire; quoique anobli par Napoléon 1er, mon ancêtre, colonel de Grande Armée avait évité d'ajouter une particule à son patronyme, non par modestie, mais par prudence paraît-il, le souvenir de nobles têtes tranchées durant la révolution était encore bien vivace à l'époque. Je ne regrettais en aucun cas cette absence de particule, au contraire, mon instituteur, farouche républicain était déjà assez sévère avec moi et, quand j'étais écolier j'avais eu bien des difficultés à trouver de véritables camarades. Comme Michel souffrait lui aussi d'une certaine discrimination pour des raisons inverses, nous avions sympathisé à partir de la petite école; notre amitié s'était poursuivie au-delà de la grande école, après mon départ au collège. J'avais fait une comédie à grand-père pour qu'il paye des études à mon copain, pour que Michel puisse m'accompagner au bahut. J'avais eu l'impression que l'homme rude allait céder, il avait même demandé conseil à l'instituteur qui ne pouvait qu'encourager cette initiative. Je crois que Charles avait apporté un veto à un tel projet, il est le financier de la tribu et  sait le faire remarquer,  c'est lui qui gère les comptes et il ne manque pas une occasion pour parler des frasques de son frère qui avait failli ruiner les Montcy, j'avais la douloureuse impression que la disparition de mon géniteur avait été un soulagement pour lui et une bénédiction pour la fortune familiale.

- Olivier, te voilà enfin, nous nous faisions un sang d'encre, tu rentres à des heures impossibles, cesse d'aller à Prévocourt, pour rencontrer ce Michel Mathieu, tu te rends compte, un commis de culture !