Un été ordinaire
- Tu as déjà parlé au patron de cet engin formidable?
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- Penses-tu, chaque chose en son temps, et puis, peut-être que par ton intermédiaire, toi qui est jeune, qui représente le futur...
- La taupe grise n’en voudra jamais.
- Faudra pourtant y arriver un jour à cette modernisation, les gars n’accepteront plus de rouler les grumes au tourne-billes toute leur vie et les jeunes ne voudront même pas essayer.
Chaque fois qu’il est question de changer ou d’acheter une nouvelle machine, c’est la comédie, Odette se cabre, fourrage sa chevelure épaisse et grasse, remet sa jupe en place car elle a tendance à tourner et toujours dans le sens opposé aux aiguilles d’une montre, et ce à cause d’une légère claudication.
- Mais non je ne boîte pas, c’est ma bottine qui me serre.
La suggestion de Fernand promet bien des empoignades, mais il a certainement raison, déjà dans le village, les tracteurs remplacent les chevaux, c’est dommage, j’aime bien ces grands animaux dociles et courageux, mon grand-père en possédait aussi pour débarder les grumes, finalement, j’aurais aimé vivre à cette époque, je préfère l’odeur du crottin à celle de l’essence.
Revenant par l’intérieur de l’usine, je croisais mon père marchant à grandes enjambées vers les séchoirs, il était rare qu’il dépasse le local de la parqueterie, c’était surtout un homme de l’extérieur, se chargeant des achats de bois et de leur exploitation et puis ses obligations communales ainsi de nombreuses responsabilités cantonales et départementales l’occupaient passablement.
- Tu tombes à pic Frédéric, je voulais te montrer quelque chose.
Le quelque chose était une pile de bois encore tiède sortant d’un séchoir, du bois exhalant une odeur piquante et désagréable, une odeur inhabituelle dans l’usine.
- Mais c’est du résineux.
- Oui, du pin de Douglas plus précisément, je te mets dans la confidence, ce sont des pièces destinées à la construction d’un chalet, tu vois les bois de charpente, l’ossature, les murs et le plancher, tout est prédécoupé et mortaisé d’après des plans précis, reste l’assemblage à faire sur place.
- Un chalet, nous fabriquons ce genre de produit à présent, c’est nouveau?
- Non, c’est une surprise que je réserve à Marina, depuis des années elle me tarabuste pour que je construise une petite habitation dans le parc, nous allons enfin lui édifier, répondre à ses désirs, au moins.
- Mais nous avons déjà un chalet.
- Fred! Je déteste ce genre de réflexion, tu fais preuve de mauvaise foi, quand tu parles ainsi, tu me rappelles maman, ta grand-mère, d’une part Marina n’a jamais eu la moindre envie de pénétrer dans le vieux cabanon et je la comprends, d’autre part, tu caches la clé, ce chalet est notre coin secret, notre dernier lien avec ta maman.
- A quel endroit cette nouvelle construction, pas à côté de l’autre j’espère ?
- Du tout, j’ai trouvé un emplacement idéal, tu vois, à droite du verger, sur la partie plate, en peu en contrebas, aux abords de la sapinière.
- Et tu veux le faire construire pendant que vous voguez sur la mer Méditerranée.
- Exactement mon fils, et je compte sur ta discrétion pour taire cette nouvelle, Marina aura l’heureuse surprise à notre retour, juste pour son anniversaire.
Ce que femme veut, Pierre-Louis Delanaud peut... au moins.
Je terminais ma tournée matinale par les bureaux. Ils avaient été construits en prolongement de l’habitation, composés de quatre pièces carrés, d’un hall et de toilettes. C’était un lieu à part, où régnait une sorte de quiétude parfois troublée par des remous, des vagues, des tempêtes soudaines suivies d’accalmie. Monsieur Wagner, le comptable ne ressentait apparemment aucune perturbation fut-elle conséquente. Les coups de tabac toujours provoqués par ma tante ne semblaient jamais l’atteindre, il baissait la tête, laissant passer l’orage, attendant patiemment le retour au calme; retour au calme qui se produisait avec la sortie tonitruante de la taupe grise, claquant violemment la porte en quittant les bureaux pour aller bouder dans ses appartements. Elle n’avait pas besoin de sortir à l’extérieur pour rejoindre sa tanière, un couloir large comme une galerie de taupinière, quelques marches à monter et elle était chez elle, dans ses appartements privés. « Surtout privés d’homme » disait Fernand.
Chaque discussion animée entre mon père et elle n’avait qu’un seul motif, l’argent. Le manque à gagner lors d’un achat de bois déplorable, l’argent qui ne rentrerait plus à cause de la faillite d’un client, l’argent que la banque prélevait sur les effets de commerce mis à l’escompte, sur les découverts et sur les mouvements de compte... « Des voleurs et des parasites, ils s’enrichissent sur les dos de ceux qui peinent »... l’argent qu’un percepteur gourmand exigeait... « Pour payer ces fainéants de fonctionnaires qui ont plus de jours de repos que de jours de travail »... l’argent qui fallait débourser chaque mois pour payer les ouvriers, les caisses d’assurances sociales, l’électricité, le téléphone, pour acheter des imprimés, des trombones et des timbres-poste. La densité et la violence des altercations n’étaient jamais proportionnelles à la hiérarchie des valeurs.
- C’est inimaginable, nous dépensons une fortune en timbres-poste, Simone doit les coller trois par trois sur les enveloppes.
La pauvre dactylo-standardiste-femme de ménage des bureaux était toujours la chèvre-émissaire, responsable des dépenses somptuaires d’un bureau où les brouillons étaient utilisés sur les deux faces, où les rubans de la machine à écrire étaient retournés pour un second passage, où les trombones reçus par le courrier étaient systématiquement récupérés. Il arrivait même que la taupe fourre son museau pointu dans les corbeilles à papier.
- Pourquoi jeter ce prospectus, l’envers fera un excellent brouillon, ce beau morceau de carton servira de pochoir aux emballeurs de carrelets, et ce crayon peut encore faire de l’usage.
A mon arrivée, monsieur Wagner me saluait toujours discrètement, secouant la tête de bas en haut, sa barbichette servait de buvard en ventilant l’encre fraîche; son écriture était soignée, les chiffres rigoureusement placés les uns en dessous des autres, les traits étaient tirés avec une application géométrique.
- Quoi de neuf mademoiselle Simone ? Le téléphone est calme en ce moment, j’ai l’impression.
- Les vacances, beaucoup d’entreprises ferment deux ou trois semaines maintenant, c’est un phénomène qui se généralise.
Mademoiselle Lagret personnifiait la vieille fille; dans les quarante cinq ans, cheveux poivre et sel tirés et noués en chignon, jamais maquillée, toujours vêtue de vêtements sombres et stricts, chaussée de souliers plats, elle semblait intouchable. Ce n’était pas du tout l’avis d’Emilien.
- Certain que de temps en temps elle se dévergonde.
- Un peu de tranquillité en l’absence de ma tante.
- Oh! Vous savez, elle ne nous dérange nullement, nous sommes habitués à ses mouvements d’humeur, remarquez, elle a parfois raison, n’est-ce-pas Armand.
- Juste un peu excessive dans ses propos.
Monsieur Wagner avait prononcé sa phrase quotidienne, il replongeait aussitôt dans le tourbillon de ses chiffres.
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