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Un été ordinaire

J’aimais le réveil pour plusieurs raisons, tout d’abord la perspective du petit déjeuner, un repas que j’appréciais particulièrement car il n’était jamais guindé et minuté comme les deux autres. Je le prenais toujours dans la cuisine, souvent seul, au milieu d’une odeur  d’épices et de graisse, odeur contrastée qui m’ouvrait l’appétit en arrivant et me chassait aussitôt le ventre plein, alors que j’avais englouti un grand bol de chocolat au lait et trempé maintes tartines beurrées, tapissées de confiture de fraise ou de rhubarbe.

 Et puis, les jours de semaine, le bourdonnement agréable de l’usine me rappelait que j’étais le seul héritier des Delanaud, que je n’avais aucun souci financier à me faire pour la journée, ni pour les suivantes, les ouvriers travaillaient  pour gagner leur vie comme disait mon père, mais aussi pour m’assurer une existence heureuse. A l’oreille, je devinais quelles étaient les machines en route, la grosse scie de tête mordant avidement les grumes de chêne ou de hêtre émettait un long sifflement, puis son recul marquait une pause sonore avant l’attaque d’une nouvelle planche. Les deux scies annexes étaient rarement synchronisées si bien que leur stridulement était continu. Quant autres machines combinées, le bourdonnement qu’elles  diffusaient était variable suivant les saisons, fort en été car les fenêtres et les portes restaient ouvertes, sourd en hiver. 

- Bonjour fils, un peu meilleur aujourd’hui, Fernand pourra nous sortir quelques beaux arbres de la gadoue,  nous venons de recevoir une importante commande des établissements Robillard, des bois de charpente en chêne destinés à la restauration du château de Logny.

Quand j’étais en avance, je venais saluer mon père à la salle à manger, alors qu’il remuait inlassablement son café sans sucre, un œil sur la une du quotidien. A mon approche, il faisait des commentaires sur l’actualité.

- Cette Algérie commence à nous coûter cher, en devises et en hommes, la solution la plus sage serait de l’abandonner purement et simplement, de toutes façons les Américains ne supportent pas la présence des Français dans une région où coule le pétrole, ils veulent conserver le monopole avec leurs bons amis Soviétiques, ces deux géants font semblant de se chamailler pour se partager le monde et nous pauvres Européens avons les yeux bandés...

Jamais je n’entrais dans ses réflexions, il devait préparer ses discours et les répétait à haute voix.

  Mon baiser était symbolique, j’effleurais seulement sa joue fraîchement rasée, les embrassades et les grandes démonstrations d’amour familial n’étaient pas de mise chez les Delanaud. La tasse de ma tante, généralement entourée d’une couche de biscottes broyées était bien entendu absente, comme j’aimerais que ce soit toujours ainsi. Quant à la belle Marina, elle devait encore dormir comme une grosse fainéante, elle sonnerait Sylvette vers les neuf heures, boirait son thé au lit, passerait plus d’une heure dans sa salle de bains avant de descendre en baillant et s’étirant. L’an dernier, j’avais tenté de voir ce que la Polonaise faisait dans sa salle de bains, l’œil collé à la serrure, j’avais entrevu une partie de son anatomie, j’ai supposé que c’était le bas du dos, le haut des cuisses. Craignant d’être surpris dans une position délicate, j’avais abandonné avec regret, depuis,  malgré mes envies, je me refusais à accorder un intérêt quelconque à cette femme que je considère toujours comme une intruse...

 

- Les chênes de Hautlieu feront l’affaire. 

- Et tu veux scier des pièces de charpente dans les grumes provenant de la forêt de Hautlieu?

Mon père avait toujours peur d’avoir des reproches avec les clients, il n’hésitait pas à fournir une qualité supérieure à celle  demandée. Tante Odette faisait exactement le contraire, elle exagérait, triant elle-même des lames de parquet, ouvrant parfois les paquets pour faire un nouveau classement, au grand désespoir de Gabriel, le responsable de la Parqueterie. Quand les reproches de la clientèle arrivaient, c’est lui qui était jugé responsable.

- Tu as une autre solution au moins? Les sections et les longueurs commandées exigent de beaux bois, finalement, les grumes de Hautlieu ne valent guère mieux que les autres.

J’avais quelques notions de base concernant le bois, Fernand, Gabriel et d’autres employés m’avaient appris à reconnaître les différentes qualités de chêne suivant les structures, le fil et la couleur, et puis j’aimais tester mes connaissances avec ces professionnels. Les chênes de Hautlieu avaient la réputation de fournir un bois clair et peu nerveux « Un grain idéal pour la fabrication des meubles, les clients en redemandent »

Je coupais court à la discussion, le contremaître saurait défendre les arguments que j’avais tenté   de développer, mon père suivrait certainement ses bons conseils.

 

Je traversais rapidement la parqueterie saluant au passage Gabriel et son équipe. Habituellement je m’attardais dans cet atelier, surtout quand la ‘quatre faces’ était en action, cette machine moderne avalait les planchettes de chêne goulûment et les recrachait à l’autre bout, parfaitement rabotées et rainées sur les côtés, son ronronnement était agréable. J’aimais assembler deux éléments de parquet et caresser la surface lisse du bout des doigts, ce contact délicat avec le bois m’électrisait, me donnait des frissons inexplicables, seulement, depuis le milieu de la semaine dernière, j’avais un but de promenade bien précis, je filais vers la caisserie, ce parent pauvre de l’usine.

Situé à l’écart des autres bâtiments, au bord d’un ruisseau souvent à sec, le hangar abritant la fabrique de boîtes à fromage était dans un triste état ; bardage aux planches disjointes, haut de plafond, cet endroit était infect. Glacial en hiver, c’était une fournaise en été, le moindre coup de vent faisait voler la fine sciure de peuplier  qui allait se coller partout et retombait quand elle était chargée de poussière et d’humidité. Une dizaine de personnes, à majorité des femmes, travaillait dans des conditions que j’estimais lamentables, c’était d’ailleurs la raison principale qui, pendant longtemps me faisait éviter cette endroit, chaque visite me plongeait dans la honte. J’avais adopté la politique de l’autruche...dixit Fernand. C’est l’embauche d’une nouvelle  ouvrière qui motivait depuis peu mon incursion fréquente dans ce local. J’étais comme attiré, curieux et surtout contemplatif, j’avais appris qui était cette jeune et jolie personne, Manou, la fille d’un bûcheron  Espagnol. Elle ne pouvait renier ses origines, des cheveux bruns tressés, que j’imaginais longs et soyeux, de grands yeux noirs et un port de danseuse de flamenco. Je venais l’admirer en cachette, me plaçant dans l’embrasure de la porte menant au dépôt, elle était de profil, agrafant aux couvercles et aux fonds des bandes de peuplier fines et souples. Ses gestes étaient précis, harmonieux, elle était presque aussi rapide que ses deux coéquipières pourtant rodées à cette pratique.  Je savais beaucoup de choses sur cette jeune fille, quatorze ans passés, quatre frères et une sœur plus jeunes qu’elle, la famille habitait dans nos cités situées de l’autre côté du ruisseau, dix maisons plus grises que tante Odette, vingt logements plus tristes que le sourire de Sylvette.

- Alors mon petit Frédéric, tu viens te rincer l’œil, elle est bien foutue la petite Espagnole, tu ferais bien olé olé avec elle hein.

Emilien et ses mains baladeuses venaient lui aussi traînailler plus souvent dans les parages de la caisserie depuis quelques jours, probablement l’envie de changer de catégorie, de passer des rondeurs diffuses de ma cousine à celles plus charnues de Manou.

- Ne me dis pas que tu viens surveiller le travail de ces  demoiselles, je ne te croirai pas.

Je haussais les épaules et quittais les lieux, la jolie brune avait jeté un regard dans ma direction, bien fugitif mais je l’avais capté et cette obole  suffisait à mon bonheur pour une bonne partie de la journée.

Je montais au parc à grumes, cette immense plate-forme en légère déclivité où se déchargeaient les camions de chênes, de hêtres et d’autres feuillus moins courants comme le merisier et le sycomore. J’aimais bavarder avec le responsable Fernand Raillard, un homme expérimenté et spirituel, il avait le grade de contremaître mais loin d’avoir un salaire correspondant ; pourtant, son efficacité et son bons sens étaient précieux pour l’entreprise ; il avait aussi une bonne audience chez les ouvriers, papa le respectait, même tante Odette hésitait à le brusquer, à l’attaquer de front, elle se contentait de phrases d’apparence anodines à son égard mais qui cachaient de véritables reproches.

- Ta tante à des qualités et des défauts comme tout le monde, le gros problème, c’est qu’elle confond  les deux chez elle mais encore plus souvent chez les autres, tu vois ce que je veux dire.

Je n’avais pas encore réussi à décoder cette énigme mais j’étais certain qu’elle  résumait un jugement objectif.

- Une belle commande... t’es au courant, oui naturellement, c’est toi qui a préparé le terrain, ton père m’en a touché deux mots à l’instant,  scier les ‘Hautlieu’ pour soutenir des ardoises c’était la tuile assurée, j’en connais une qui aurait piqué une sacrée crise de nerf à son retour, je ne lui aurais pas donné tort, pour une fois...tu sais que j’ai un neveu  qui travaille dans une scierie des Ardennes, je t’en ai déjà parlé? figure-toi que son patron vient d’acheter un engin formidable, un chariot élévateur comme les Américains en avaient dans leurs dépôts militaires, j’ai connu ça en 53, quand je travaillais encore chez eux, deux bras qui te soulèvent des billes comme des allumettes et qui te les placent où tu veux.

- Je vois, mais dans la merdouille comme chez nous !

- Justement, celui-là est différent, il se présente comme un tracteur à l’envers, les grosses roues devant, les petites derrière et il roule dans tous les terrains, un Manitou que ça s’appelle, comme le grand manitou des indiens.

- Tu  as déjà parlé au patron de cet engin formidable?



20/04/2011
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