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Un été ordinaire

Je ne trouvais plus mes bottes dans la remise, une fois de plus dissimulées dans une armoire ou au fond d’un placard par Marina.

- Cette pièce n’est pas un dépotoir, prends la bonne habitude de  ranger ce qui ne sert pas dans la saison en cours.

Oui, mais dans notre région, les saisons sont rarement bien définies. Marina ne se fie qu’au calendrier pour se vêtir, et il n’est pas rare de la voir entrer dans  l’église paroissiale humide et glaciale vêtue d’une robe ultra légère parce que nous sommes au mois de mai et se couvrir d’un manteau de fourrure et de ridicule par une chaude journée de novembre.

Je me retournais et jetais un oeil vers la demeure, mon père avait toujours le nez collé à  la vitre, sa haute silhouette faisait une ombre, il allait me suivre des yeux jusqu’à ma disparition derrière la rangée de noisetiers, puis imaginer ma progression, venir avec moi  jusqu’à l’orée du bois, vers la cabane dissimulée dans la charmille, vers cet endroit où je retrouvais l'âme de maman, où je venais lui parler, vider mon cœur, certain qu’elle m’entendait. D’ailleurs j’avais la preuve qu’elle m’entendait puisque  elle me répondait. Le frottement des branches sur le toit  était un langage codé que je réussissais à décrypter. C’est maman qui me conseillait d’être compréhensif avec Marina, d’être patient, elle me répétait sans cesse que le bonheur de papa est primordial, que je dois pardonner les excès de la  Polonaise, c’est ainsi qu’elle l’appelait avant de disparaître pour toujours, mais, dans sa bouche, ce mot n’avait rien de péjoratif. Six ans que je viens ici chercher des conseils, quêter du réconfort, dans ce lieu magique que maman adorait, où elle venait se réfugier quand l’orage grondait, quand ma tante  était infecte avec elle et c’était trop souvent, quand papa se fâchait et c’était  trop fréquent, plus de six ans qu’une affreuse maladie m’a privé de ce que j’avais de plus cher au monde, soixante quinze mois  de souffrance depuis cette terrible déchirure, une plaie toujours béante qui jamais ne se refermera. Et cette Marina qui se figurait pouvoir remplacer maman dans tous les domaines, en plus du lit de mon père.

- Ne pleure pas ainsi mon petit Frédéric, c’est moi ta maman maintenant...tu baves sur ma manche de soie petit cochon.

 

 Je refermais la porte du chalet et cachais la clé dans le nichoir accroché sur la façade, certain que la Polonaise n’irait jamais glisser sa menotte rose dans ce trou infecte, trop peur de déranger la sieste d’une araignée,  sa bête noire.

 Maman n’avait rien à me dire aujourd’hui, le vent était  fort, les branches frappaient trop violemment les tuiles, ce n’était pas le langage de celle qui me susurrait des berceuses pour m’endormir et me parlait doucement au creux de l’oreille pour me réveiller.

Je marquais un temps d’arrêt avant de retraverser le parc, de cet observatoire, dos à la forêt profonde et mystérieuse, j’avais une vue panoramique sur le domaine et sur l’usine. Un grand espace de verdure planté de quelques arbres et arbustes avec sur la gauche une succession de bâtiments aux façades plus ou moins claires, dominés par la haute cheminée de la chaufferie crachant une fumée noire. Le ciel gris et bas réduisait les distances, tout semblait plus proche, mais la grande maison au toit d’ardoises était presque entièrement masquée par un léger vallonnement et un bosquet, seules une partie du toit apparaissait ainsi qu’une fenêtre du premier étage. Curieusement, la fenêtre visible était celle de ma chambre, maman avait certainement désigné l’emplacement de son chalet afin de garder un lien visuel  avec moi.

 Chaque fois que je faisais ce tour d’horizon, j’éprouvais les mêmes sentiments contradictoires, une certaine fierté en pensant que tout cela me reviendrait un jour, et puis une réelle appréhension des responsabilités qui m’attendent. Je portais aussi mon regard en direction du sud, vers le village et son clocher ardoisé légèrement penché,  vers les grands toits couverts de tuiles rouge et ocre d’où émergeait celui de la mairie. Suivrais-je la voie de mes prédécesseurs ? La tâche de maire me paraissait mièvre et barbante.

 - Je suis à la tête d’une population composée d’imbéciles, répétait mon père au lendemain de chaque réunion du conseil municipal.

- Oui, mais d’imbéciles heureux puisque à chaque élection, nous sommes confortablement réélus, ajoutait ma tante.

Mon opinion était différente, les paysans et les ouvriers de Calaumont savaient que leur maire avait une certaine influence auprès des instances départementales, que grâce à sa faconde et à ses phrases bien ficelées il représentait dignement la commune quand il prenait la parole dans les assemblées et les manifestations, que son ‘au moins’ était devenu légendaire...Ce sera peut-être un devoir, une obligation pour moi  de prendre le relais...le plus tard possible.

 

Je revenais en courant, la pluie fine de ce matin recommençait à tomber, je faisais le grand tour pour éviter la terrasse, papa guettait toujours derrière la vitre et m’avait fait un signe, c’est pour lui que j’évitais si possible les heurts avec sa maîtresse, c’est le vocable que Jean-Philippe employait pour désigner Marina. 

- Mademoiselle Marina Derazewski ne s’appellera jamais madame Delanaud,  tu peux me croire Fred, Pierre-Louis n’a aucune intention de l’épouser, sa situation actuelle est la meilleure garantie contre l’adultère, une sorte d’assurance.

Quel bon rire avait le décorateur, pourquoi de telles personnes disparaissent prématurément?

Je sais que tante Odette est totalement opposée à un éventuel mariage, pour une fois, je suis en parfaite harmonie avec elle.

Je venais de pénétrer dans l’usine, dans le territoire de la taupe grise, un surnom qui lui va comme un gant, grise elle l’est au sens propre, avec ses cheveux et son teint, elle est grise aussi au sens figuré... taupe? ses lunettes aux verres épais et sa faculté d’apparaître où et quand elle n’est pas vraiment attendue...celui qui a trouvé cette dénomination mériterait une décoration.

L’usine Delanaud SA n’a rien d’une  société multinationale, elle tout juste une multilocale comme se plaît à dire Fernand, le contremaître de la scierie et préposé au parc à grumes...ce doit être lui l’inventeur de la ‘taupe grise’, c’est tout à fait dans son style...Tout de même… l’usine occupe une soixantaine de salariés employés  à la fabrication de produits découlant du bois: parquets, lambris, débits pour meubles, avec en annexe une caisserie fabriquant surtout des boites à camembert «  pas rentable cette manufacture, il faudra se résoudre à la fermer »  phrase entendue à longueur de bilan depuis au moins dix ans.   Mon père, président directeur général et ma tante se partagent équitablement la grande majorité des actions, les autres actionnaires font tout juste de la figuration ; ayant assisté à la dernière Assemblée Générale, j’avais compris que la société anonyme était bicéphale, même le commissaire aux comptes et son ridicule nœud papillon avaient  été mis sous l’éteignoir. L’usine a été fondée à la fin du dix neuvième siècle par mon arrière grand-père, Christophe-Louis Delanaud. Un  portrait du fondateur figure en bonne place dans le  bureau de l’entreprise, face à la porte d’entrée.

- Tu sais que tu as beaucoup de ressemblances avec lui, Frédéric.

Je veux bien que ma tante et d’autre personnes aussi myopes qu’elle fassent de telles affirmations ; il est vrai qu’en supprimant la moustache, en ajoutant des cheveux, en raccourcissant le nez, en rabotant le menton, en éclaircissant les yeux et en recollant les oreilles,  c’est bien moi.

 

 



16/04/2011
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