Un été ordinaire
Les travaux prévus devraient permettre une meilleure circulation des produits à l’intérieur de l’usine, actuellement c’est un véritable labyrinthe, les bâtiments ont été construits les uns après les autres, au fur et à mesure des besoins, sans plans précis ; certains endroits sont trop étroits, d’autres pas assez hauts. Seule la batterie de séchoirs de construction relativement récente est fonctionnelle. Par contre, l’alimentation à air chaud pulsé par des ventilateurs est encore assurée par une chaudière archaïque fonctionnant aux déchets de bois.
- Ce n’est pas demain que le système de chauffe sera modifié, que ferait-on de notre production de copeaux et de sciure, je vous le demande »
Tante Odette est une spécialiste des paraboles, périphrases et mots à double sens, cette déclaration est uniquement motivée par souci d’économie, s’apparentant à de la pingrerie ; des études avaient démontré qu’un chauffage électrique serait plus rentable, une constante dans la température de l’air ventilé et une meilleure répartition diminueraient sérieusement le temps de séchage donc une rotation plus rapide. Comment va nous revenir la grande prêtresse? En pleine forme après sa quatrième cure de bains de boue « Je me sens légère, l’impression d’avoir rajeuni de dix ans » Légère? C’est évident, elle perd chaque année une petite paire de kilos qu’elle regagne largement en grignotant du chocolat du matin au soir et peut-être du soir au matin mais je ne suis pas dans sa chambre pour le vérifier. Rajeunie? Si elle le dit.
La chaufferie est surveillée de jour par le frère de Marina, le fameux Ronron, encore un surnom qui va bien à ce loustic, le matin il ne se réveille pas avant neuf heures, l’après-midi, il dort pour cuver son vin. Mon père craint toujours qu’il tombe dans le foyer situé en contrebas; l’impression qu’un tel accident soulagerait sa Marina, avoir un frère pareil n’est pas digne d’une grande dame.
J’avais fait le tour de la boutique, rien à signaler, R.A.S. comme nous rabâchait Emilien, un ancien légionnaire, l’homme à tout de faire de la scierie et surtout du domaine, celui qui tond le gazon, bêche le potager, ramasse les feuilles mortes, graisse les machines, ferme les portes et les fenêtres, lave la voiture, remonte du bois pour la cheminée, descend les légumes à la cave, tue les lapins et les coqs, débouche les lavabos et les waters, écoute aux portes, termine les bouteilles de bon vin, chipe des cigares à mon père et pelote Sylvette. Le dernier exercice étant certainement celui qu’il pratique le plus régulièrement et avec le plus d’entrain, d’ailleurs il est bien placé, son logement est situé juste au dessus du cellier, dans un ancien pigeonnier qui, par un escalier en bois, communique avec la buanderie.
- Emilien est dévoué, poli et honnête, il faut l’accepter tel qu’il est, avec ses défauts...répétait mon père. Cette phrase sublime était reprise en écho par sa petite sœur.
Je l’acceptais tel qu’il est, mais se contente t-il de peloter ma cousine? C’est la question que je me posais en voyant ses yeux gourmands s’attarder souvent sur les rondeurs de la taupe grise, les seuls attributs dont elle pourrait s’enorgueillir s’ils avaient un peu plus de liberté, s’ils étaient moins comprimés.
- Vous m’auriez vue quand j’avais vingt ans, Maurice, mon fiancé disait que j’étais gironde.
Gironde ! Ce doit être la raison qui pousse l’ex-fiancée à s’enfiler deux verres de Bordeaux à chaque repas, souvenirs, souvenirs. Le fameux Maurice, c’est à se demander s’il a réellement courtisé la taupe, ou alors il était aveugle? Il est mort aux premiers jours de la guerre 40, dans un fort de la ligne Maginot.
- Il était courageux, il a bravé la mitraille, pas comme la majorité des soldats de la grande armée Française.
Mon père ne relevait que rarement cette remarque désobligeante, il savait qu’elle lui était particulièrement adressée, il avait levé les bras à l’arrivée des envahisseurs Allemands.
- J’étais le dernier à me rendre, tous les hommes de ma compagnie avaient déserté leur poste, comment voulez-vous qu’un pauvre capitaine de réserve armé d’un malheureux pistolet résiste à une cohorte de diables verts de gris.
Dernier à se rendre peut-être, mais premier à être libéré, il n’ose parler de cette période, il a honte d’avoir réintégré ses pénates longtemps avant les pauvres manants libérés par les alliés, traitement de faveur, compromission ? Quand j’annonce ma date de naissance, les étrangers à la famille tendent l’oreille en forme de point d’interrogation. Oui, j’ai été conçu en 1941 et mon père est bien mon père, certains indices sont probants.
Tante Odette, sa larme unique et sa rengaine étaient présentes à chaque cérémonie patriotique devant le monument aux morts où seul le nom de son Maurice figure à la suite des trente-cinq poilus sacrifiés en 14/18.
- Il a préféré mourir avec les honneurs plutôt que de vivre dans l’horreur.
Fernand avait bien connu le courageux Maurice.
J’étais certain de trouver mademoiselle Sylvette dans la buanderie et de la surprendre dans une position délicate.
- Fred ! Tu m’as fait peur.
- Alors Lyvette, ce soutien-gorge te va bien? Il manque encore quelques bons centimètres ma belle.
Ma cousine renfilait vivement son pull, décrochait le soutien-gorge de Marina qu’elle venait d’essayer et le remettait en place, à cheval sur la corde à linge. Moi aussi j’étais attiré par les sous-vêtements de la Polonaise, en particulier par ses petites culottes blanches ou noires, transparentes, bordées de fine dentelle et qui ressemblaient à des papillons, mais je luttais pour résister à la tentation de les toucher, cette femme et ce qui lui appartenait n’existaient pas pour moi.
Sylvette reniflait bruyamment et disparaissait.
Pauvre fille, bien plus malheureuse que moi, plus de père ni de mère, tués dans un accident de chemin de fer, elle avait à peine un an. Un accident où nos grands-parents maternels avaient également trouvés la mort, je n’avais jamais eu de détail sur cette tragédie, mes questions avaient reçu des réponses évasives, le drame s’est produit en mars 1944, sous l’occupation Allemande. Sylvette avait été placée chez une nourrice jusqu'à l’âge de quatre ans puis avait rejoint un orphelinat, maman ne pouvait laisser la fille de son frère dans un tel établissement, mon père avait accepté de l’héberger jusqu’à sa majorité. Depuis la mort de maman, une polémique rebondissait régulièrement, Marina et la taupe grise voulait se débarrasser de cette fille jugée encombrante et peu utile.
- Sa maladresse nous coûte cher, elle abîme les meubles et casse beaucoup, des verres en cristal, des assiettes en porcelaine de Limoges et le magnifique vase Gallé.
La liste des méfaits perpétrés par la pauvre fille variait de mois en mois mais le vase Gallé revenait toujours en fin de liste, comme une conclusion incontournable ? alors que ce fameux vase dont l’origine n’était même pas garantie avait probablement été renversé par un chat. Mon père était inflexible sur ce sujet comme il ne l’était sur aucun autre.
- J’ai donné ma parole à Cécile sur son lit de mort.
Madeleine, la cuisinière, femme de ménage, était également son ardente défenderesse, ma cousine la secondait dans de nombreuses tâches, particulièrement à la buanderie, mais l’avis de cette domestique n’avait que peu de valeur.
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