Un été ordinaire
J’allais traverser une nouvelle fois la parqueterie comme une fusée, Gabriel m’interceptait.
- Je pourrais te parler Frédéric.
Je me doutais que cette demande avait un motif important, Gabriel est un homme un peu taciturne, toujours sérieux dans son travail « Il fait partie de la race de bons et loyaux serviteurs, une espèce en voie d’extinction » A la limite je le trouvais trop dévoué, sa disponibilité était dérangeante et suscitait quelques accrochages avec d’autres ouvriers ; il arrivait toujours dix ou vingt minutes avant son équipe, préparait le matériel, employait le quart d’heure du casse-croûte à faire un inventaire de la production, quittait l’atelier le dernier après avoir contrôlé les prises de courant, ma tante avait raison, un espèce en voie de disparition.
Gabriel m’entraînait dans une salle annexe qui servait de réserve pour les accessoires utilisés dans son atelier, outils de rechange, rouleaux de feuillard, seaux de graisse, crayons gras...
- Je suis drôlement embêté Frédéric, j’ai constaté que du parquet disparaissait.
- Comment cela.
- Depuis deux mois, je surveille attentivement le stock, je fais la balance entre la production et les livraisons, il manque à chaque fois quelques mètres carrés, surtout dans les catégories supérieures.
- Vous en êtes certain.
- Tu me connais Frédéric, j’ai l’habitude de ce travail, je sentais bien que c’était anormal, alors que je pensais pouvoir terminer une commande, il fallait en rajouter.
- Pourquoi m’en parler, je ne suis pas le patron?
- Tu connais ton père, il va s’empresser de rapporter ce fait à ta tante ; tu vois un peu le cirque que ça peut donner, ta tante va ameuter toute l’usine, traiter tous les ouvriers de voleurs, le coupable ne bougera plus pendant quelques mois et recommencera tranquillement son manège plus tard.
- Mais pour détourner du parquet, il faut le sortir d’ici, c’est encombrant, comment veux-tu qu’un ouvrier emporte des bottes sans se faire voir, sous le bras ou sur le porte-bagages de son vélomoteur.
- Voilà l’ennui, j’ai pensé à deux solutions, soit le détournement se fait grâce à la complicité de Gaston, soit un ou deux clients qui viennent enlever la marchandise sont de mèche avec l’un de mes gars, tu comprends.
- Gaston ? Cela m’étonnerait, un bon chauffeur-livreur mais limité intellectuellement, je le vois mal organiser cette magouille.
- Limité, comme tu dis, je le vois mal aussi tremper dans une telle affaire, alors ce serait entre un ouvrier et un ou plusieurs clients, tu sais, la moralité fout le camp.
- Que faire ? Et parmi les gens de ton atelier, tu en vois un capable de faire une telle chose ?
- Il faut se méfier de tous, le besoin d’argent, je veux éviter de citer des noms, tu connais les ouvriers de mon équipe, tu peux juger.
- Raymond et sa folie des grandeurs.
- Je n’ai rien dit, lui c’est un brave type, c’est sa bourgeoise qui veut péter plus haut que le trou, quand il y a des heures supplémentaires à faire, il se porte toujours volontaire.
- Roger, un peu filou, ma tante avait trouvé des outils dans sa musette.
- Il voulait simplement les emprunter, d’après lui...maintenant c’est peut être un étranger à la parqueterie, quand nous sommes en production, d’autres viennent charger les camionnettes...tu sais ce que je te conseille, si tu as le temps, tu fais des traces discrètes au crayon sur les piles de premier et de deuxième choix, après chaque expédition ou enlèvement je viens contrôler avec toi.
- Je commence dès ce soir quand l’usine est arrêtée.
J’étais surpris de constater l’absence de Manou à la caisserie, serait-elle malade?
- Comment, tu n’es pas au courant, ta tante l’a renvoyée hier en fin de journée.
Fernand avait eu des informations récentes.
- Soi-disant qu’elle était restée trop longtemps aux toilettes et que, lorsque la taupe grise l’a engueulée, elle lui a mal répondu.
Je fonçais vers le bureau, c’était l’heure du courrier, la patronne ouvrait les enveloppes, ne laissant à personne le soin de faire ce travail, peur que les chèques soient détournés probablement.
- Comment, tu vas prendre la défense d’une impolie, d’une dévergondée, crois-moi, son père m’approuve, elle s’est fait vertement tancée.
- Et battue, je sais que son père lui donne des coups, c’est honteux.
- Dis-donc, Frédéric Delanaud, tu commences à t’intéresser à ce genre de jouvencelle qui ne vaut pas tripette, tu peux me ...
Je n’écoutais plus ma tante, ma décision était prise. Comme je l’espérais, Manou était bien dans son jardin.
- Reviens travailler Manou... à la parqueterie, je viens de voir Gabriel, il était satisfait de toi, de ton travail.
- Non, monsieur Frédéric, vous êtes bien gentil, c’est impossible, je vais aller travailler chez monsieur Lenoir.
- Le vétérinaire?
- Oui, il avait déjà demandé à papa.
- Faire le ménage, c’est dur et les journées sont longues, leur maison est grande et ils ont des chiens.
Madame Ramirez approchait, c’est vrai qu’elle est jolie malgré ses vêtements sombres et sévères.
- Faut laisser monsieur Frédéric, faut laisser Manou tranquille, elle plus vouloir travailler caisserie, des messieurs méchants avec elle ici.
- Que veux dire ta maman? Des hommes t’ont manqué de respect? Tu peux me le dire Manou.
- C’est rien, c’est fini, je ne me laisse pas faire moi, au revoir.
La petite Manou sortait de son jardin, j’étais peiné de la voir quitter l’usine mais j’étais surtout soucieux, elle aussi, comme Sylvette a subi les assauts d’un détraqué, qui est cet animal sauvage qui s’attaque aux jeunes filles.
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