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Un été ordinaire

 Malgré une nuit écourtée, je descendais plus tôt que d’habitude, les patrons étaient encore à table et parlaient fort, je les entendais depuis la cuisine.

- Téléphone tout de suite à l’assureur, Pierre-Louis.

- Nous pouvons attendre huit heures, au moins.

- Et tu sais que nous avons une garantie perte d’exploitation, penses-y, il faut lui rappeler sinon il va oublier ce vautour. 

- Mais  notre usine continuera à tourner normalement, rien de crucial n’a été touché.

- Et l’affûtage de nos outils, il faudra courir Dieu sait où, cela va nous retarder et nous coûter cher en allers et retours.

- Les scieurs de Nantilly nous dépanneront, nous leur avons rendu ce service il y a deux ans, quand pareille mésaventure leur est arrivée, j’en profiterai pour voir leur matériel en fonctionnement, des machines automatiques très précises qui donnent un mordant parfait, un angle de coupe optimum et  permettent des économies de lame.

- Et j’espère que tu as noté de nombre de bouteilles éclusées hier soir,  il faut que cette dépense passe dans les frais généraux, incroyable, les pompiers avaient surtout le feu dans la gorge et j’en connais qui ont  profité de la fête...tu aurais pu choisir un vin de moindre qualité.

- Voyons Odette, tu sais que je ne rentre que du vin d’appellation contrôlée, tout de même.

Ce dialogue entre mon père et sa sœur devenait une sorte de mélopée à deux tons alternés, je ne percevais plus les paroles mais uniquement la musique. Marina était dans sa salle de bains, j’entendais l’eau de vidage s’écouler dans les tuyauteries passant dans la cuisine, elle aussi était en avance sur son horaire habituel, j’aurais voulu la voir, savoir. Depuis mon réveil, j’étais torturé, j’avais été maladroit dans la datcha, gauche et ...nul. J’aurais dû m’exercer, prendre des leçons, avec Anna ou une autre; terminées les bonnes dispositions de Marina, elle va me rejeter,  je n’ai qu’une solution, mettre  le feu à la boutique chaque nuit.

Mon père avait quelque chose à me dire, je le sentais, plusieurs fois il s’était  penché pour m’apercevoir dans la cuisine, je connaissais ses mimiques. Finalement il me rejoignait, suivi comme son ombre par sa petite sœur.

- Toi qui as une certaine aura dans le milieu prolétaire, voudrais-tu faire passer un message à ces messieurs, nous allons profiter de la remise en état de la partie sinistrée pour installer une horloge pointeuse. L’annoncer officiellement aboutirait à une levée de boucliers, nous avions fait une tentative l’an dernier, nous connaissons les réactions, venant de toi et présenté de façon agréable, nous pensons que la pilule passera mieux...tu me réponds mon garçon, tu n’es pas souffrant au moins?

Je répondais que tout allait pour le mieux et que je parlerais de son horloge pointeuse.

Tante Odette curieuse, tendait l’oreille.

- Je vais au bureau, à huit heures j’appelle les assurances, il faut qu’ils nous envoient un expert immédiatement.

- Laisse-moi faire cette démarche Odette, c’est moi le patron, tout de même.

Le « tout de même » revenait moins fréquemment que le « au moins » dans la bouche de mon père mais il avait un impact important, c’était une sorte de verrou qui ne permettait plus aucune réplique; ma tante le savait et souvent s’inclinait.

Je laissais une tartine ‘confiturée’ et la moitié de mon bol de chocolat au lait sur la table et sortais rapidement, les bruits  dans les tuyaux avaient cessé leur gargouillis, Marina allait descendre et je voulais l’éviter ce matin.

 J’allais faire un tour sur les lieux de l’incendie, une mare d’eau noirâtre stagnait au pied du tas de sciure, deux jeunes pompiers étaient encore en faction.

- Avec la sciure et les copeaux, on ne sait jamais, le feu peut couver sans dégager de fumée, le chef  nous a demandé de rester ici, vous ne savez pas si monsieur le maire  va venir bientôt?

- Il termine son petit déjeuner, il ne devrait tarder.

- Monsieur le maire a terminé son petit déjeuner, alors que se passe t-il ici ?

Mon père était sur mes talons.

- Le chef a demandé aux gendarmes, pour une enquête, nous les attendons.

- Une enquête ? Aux gendarmes? Et pourquoi donc.

- D’après lui le feu n’a pas pris tout seul, il a senti une odeur d’essence sur des agglos qui se trouvaient près du départ du foyer.

- Quelle est cette histoire idiote? Et c’est Louis qui a pris une telle initiative.

- Oui monsieur le maire.

- Odeur d’essence? Et alors, ces agglos servent de cales pour les camions quand nous changeons les pneus, normal qu’ils sentent le carburant.

Je montais aux nouvelles du côté de chez Fernand, il savait tout avant tout le monde.

- Louis veut faire son intéressant, curieux tout de même, la chaudière fonctionnait normalement, m’étonnerait que ce soit un mégot, personne ne passe dans ce coin le soir, le feu c’est bizarre comme ça prend...en attendant la taupe grise n’est pas mécontente de cette affaire, des bancs d’affûtage tout neuf, avec les larges rubans qu’on a maintenant à repasser il fallait y passer.

- Tu veux dire que cet incendie arrange nos affaires?

- Je n’ai rien dit de tel mon garçon.

Les déclarations du contremaître et les suspicions du chef des pompiers semaient le trouble dans mon esprit, il arrive de temps en temps qu’un chef d’entreprise mette le feu à son outil de travail pour percevoir des indemnités quand l’usine est en fâcheuse posture, ce n’est pas le cas de Delanaud SA, le dernier bilan, sans être merveilleux, est bénéficiaire... tout de même.

Sylvette a le sommeil lourd « Le sommeil des justes, des  justes d’esprit » répétait la taupe.

- Je n’ai rien entendu cette nuit, c’est Madeleine qui vient de me dire qu’il y a eu le feu dans la scierie, heureusement que je dormais bien, j’ai la frousse du feu.

Elle aussi, alors j’aurais du la réveiller...

- Tu as oublié une blouse dans le chalet.

- Chez Marina?

- Non, dans l’ancien.

Je fixais ma cousine dans les yeux,  guettais sa réaction, elle ne sourcillait nullement.

- Ca se peut bien, je vais aller la chercher.

- Mais tu sais où est la clé?

- Dans la petite maison des oiseaux, c’est...

- C’est quoi, c’est qui?

- C’est rien, Frédéric, je le sais, c’est tout.

Moi qui croyais que la cachette n’était connue que de mon père et de moi, encore une illusion qui s’envole, nous sommes épiés en permanence, c’est désagréable.

- Tu as vu Marina aujourd’hui?

- A l’instant, elle a bu un thé sans manger de biscotte, elle a mal dormi à cause du feu.

- Elle ne cherche plus à t’embrasser?

- T’es bête, elle avait bu son alcool blanc, j’en ai avalé une gorgée, pouah...c’est piquant et ça doit saoule vite...et Manou tu l’as revu?

- A la parqueterie, mais j’ai l’impression qu’elle a peur de moi, elle me fuit.

- Normal t’es comme le patron, si son père la voit en train de te parler elle prend une raclée.

- Tu plaisantes.

- Non, elle me l’a raconté, il la tape quelques fois.

- Gabriel s’en doutait, c’est une brute ce Ramirez, c’est inadmissible, je vais téléphoner aux   gendarmes.

- Ne fais jamais une chose pareille, ce serait pire.

- Qui t’as indiqué la cachette de la clé?

- Personne, je le sais c’est tout, et puis si tu veux être gentil avec moi, laisse-moi tranquille, ne me pose plus des questions comme ça, arrête de te mêler de tout le monde.

 

Je me demandais quelle attitude adopter à table pour ce  déjeuner bien particulier, j’étais toujours placé en face des deux femmes, mon père s’installant toujours en bout, comme un président-directeur-général qu’il est. Bien entendu, pendant longtemps j’évitais de poser mes yeux sur mes vis-à-vis,  les trouvant aussi laides l’une que l’autre mais pas dans le même domaine. En ce qui concerne Marina, j’avais révisé mon jugement depuis l’épisode ‘pirojki’ mais cette fois j’étais dans une position délicate, impossible de la regarder sans avoir des pensées lubriques. Je guettais son regard mais elle avait une mine de papier mâché, le visage aussi triste que la poupée de porcelaine qui trône dans la chambre de tante Odette. Cette poupée bien habillée et que j’avais découverte avec surprise, car je n’arrivais pas à croire que la taupe grise était passée par l’enfance pour arriver à un tel résultat.                                                                      

La pâleur, les cernes sous les yeux, les cheveux un peu défaits de la Polonaise ce qui était le summum du laisser-aller pour cette élégante me rendait interrogatif. Quelle était sa préoccupation? Etait-elle honteuse d’avoir provoqué un désir irrésistible? regrettait-elle son abandon, sa complicité, sa participation active? et moi, devrais-je me fustiger pour ne pas avoir résisté à ce que j’ai perçu comme un appel, une demande pressante? son doux baiser au moment de quitter le chalet m’avait transporté de bonheur, c’était l’apothéose, une porte ouverte vers d’autres félicités, un encouragement à recommencer.

 

- L’expert des assurances vient demain matin, il ne faut toucher à rien d’ici là, j’espère que sa conclusion sera rapide et favorable, au moins.

- Et les gendarmes maintenant? Louis est faux-jeton, cette nuit, il n’a fait aucune allusion à un quelconque acte criminel alors qu’il avait déjà reniflé les blocs de béton, Emilien me l’a rapporté.

- Laisse faire Odette, qui sait, nous sommes peut-être à la merci d’un être malfaisant, il serait bon de veiller et une enquête de la gendarmerie pourrait être salutaire, faire peur, dissuader.

Marina se mêlait rarement aux débats, sauf quand ils concernaient  la maison, le service et les ragots du village. De mon côté, j’avais trouvé un moyen d’échapper à ce bla-bla-bla souvent stérile, je débarrassais une partie de la table, évitant à Sylvette un ou deux allers et retours et cela me permettait une esquive sans reproche.

- Je t’aide Frédéric.

Si je m’attendais à cela, et les deux autres convives étaient encore plus surpris que moi, interrompant leurs bavardages. Jamais depuis que Marina était passée de la cuisine à la salle à manger, jamais elle n’avait déplacé un verre ou une cuillère, sauf le jour où nous étions seuls...pirojki...

Nous nous retrouvions ensemble à la cuisine, Madeleine, sidérée, laissait tomber sa fourchette,  Sylvette était trop occupée à saucer les plats pour avoir une réaction.

- Je dois te parler Fred, c’est très important, dans environ un quart d’heure au chalet, à mon chalet, pars de suite pour ne pas éveiller l’attention et fait le grand tour par la forêt.



10/05/2011
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