Un été ordinaire
Je me dressais comme un ressort sur mon lit, un boucan inhabituel régnant dans la cour me poussait vers la fenêtre, la lueur éclairant la nuit me renseignait immédiatement, le feu, le feu à la scierie. J’avais sept ans quand l’usine avait été victime d’un incendie et j’avais encore la vision des flammes rougeoyantes montant dans un ciel noir, pendant au moins deux heures, j’étais resté le nez collé à la vitre, tétanisé de peur, ce souvenir était encore l’un des plus vivaces et des plus pénibles de mon enfance, il m’arrivait encore d’avoir des cauchemars.
Je dépassais Marina dans le hall, elle était pieds nus et en chemise de nuit, je découvrais au passage toute sa volupté mais je ne m’attardais pas.
- Le silo à sciure, l’affûtage, le dépôt...tout flambe.
Les pompiers du village venaient d’arriver et déroulaient leur tuyaux, les gens du quartier affluaient, des ombres couraient dans la nuit, un spectacle hallucinant. Je croisais mon père encore en pyjama.
- Heureusement que le vent est pratiquement inexistant, mais ce sont les maudites flammèches qui sont dangereuses, je vais m’habiller, monte vite sur le côté et surveille les abords de la parqueterie, prends du monde avec toi, il faut absolument protéger cette partie.
Les sapeurs-pompiers du bourg voisin arrivaient eux aussi avec leur moto-pompe et se mettaient aussitôt à l’œuvre, les familles de nos cités étaient sur les lieux, y compris les femmes et les enfants, j’apercevais Manou sous un lampadaire, je me promettais de la rejoindre dès que tout danger serait écarté.
Emilien venait d’allumer les projecteurs nouvellement installés, une riche idée de Pierrot, notre mécanicien-électricien-affûteur d’avoir proposé cet équipement et un bon point aux patrons d’avoir accepté.
Une chaîne s’était mise en place autour des bâtiments, tous les récipients que comptaient le quartier se remplissaient d’eau et étaient répartis entre chaque guetteur, c’était bien utile pour éteindre les petits foyers allumés par une pluie de particules embrasées. Les pompiers du village arrosaient constamment les toits à l’aide d’une lance.
Petit à petit, les flammes s’éteignaient, une fumée intense masquait l’usine, j’allais aux nouvelles en passant par l’intérieur.
- Pas trop de dégât, à part l’atelier d’affûtage et le dépôt d’huile et d’outillage, un seul séchoir a été atteint, et encore juste la porte, un coup de chance.
Fernand me dressait un bilan de la situation et me donnait les premières explications.
- La chaudière s’est certainement emballée, le vieux l’avait chargée trop fort, il voulait roupiller tranquille, les pétrilles sortant de la cheminée sont tombées sur la réserve de sciure.
- Gaspard...il va bien j’espère.
- Les moustaches un peu roussies, deux verres de gnole et il s’est remis de ses émotions.
Gaspard, un retraité de l’usine continuait à assurer la surveillance nocturne en particulier le chargement de la chaudière, il prenait le relais de Ronron mais lui ne buvait pas pendant son service.
- Ouf! On a eu chaud, c’est le cas de le dire, une belle occasion pour rénover l’affûtage, toi qui voulait le faire seulement l’an prochain, inutile de se poser la question, au moins.
Mon père et tante Odette étaient habitués à ce genre d’accident, c’était le quatrième sinistre qu’ils venaient de vivre depuis leur enfance.
- En 33, tu aurais dû voir la flambée, l’atelier sud brûlait comme une torche, il avait fait une période de forte chaleur, tout était archi-sec, plus un morceau de bois valable dans le dépôt.
- C’était en 32 Pierre-Louis, en 32, les pompiers avaient une malheureuse pompe à bras.
- Et même plus un filet d’eau dans le ruisseau, les tuyaux n’étaient pas assez longs pour aller jusqu’à la rivière.
- Il manquait quelques mètres, quel folklore.
J’admirais le calme et le sang-froid de ces deux êtres et en même temps ils me faisaient peur, comment peut-on ne ressentir aucune émotion devant une vision d’enfer, ce sont peut-être des démons.
- Rassemblez-moi tout le monde sous le préau, Gabriel, Fernand, allez chercher des tables dans le réfectoire, Frédéric aide ta tante, va chercher des verres, Emilien tu m’accompagnes à la cave.
La nuit allait se poursuivre en une sorte de réception, une occasion pour chacun de raconter des histoires d’incendie.
- Tu te souviens de la ferme Lambert, jamais vu une telle flambée, la moisson venait d’être rentrée.
- Une vingtaine de cochons grillés, quelle odeur.
- Et le garage avec le tas de vieux pneus...
Je cherchais Marina, elle n’était ni dehors, ni au rez-de-chaussée de la maison, remontée dans sa chambre probablement, alors elle est pire que les deux autres.
- Frédéric, tu as vu Marina?
Je n’étais pas le seul à la chercher, mon père s’inquiétait.
- Elle n’est pas dans notre chambre, Emilien l’a vu sortir, elle avait enfilée un manteau, où est-elle? Va faire un tour vers son chalet mon fils.
J’hésitais, traverser le parc en pleine nuit malgré une lune claire demande un certain courage et, après un réveil en fanfare et des émotions comme celles que je viens de subir...
- Plus de flammes, c’est fini, dis-moi Frrredo, c’est fini...j’ai peur du feu...j’ai horrreur du feu...mon grand-père est mort dans un incendie... sous mes yeux... tu comprends, j’ai terrriblement peur.
La Polonaise était affalée sur un pouf, sa chemise de nuit remontée largement à mi-cuisses ; la lumière blafarde d’une lampe à huile donnait du relief à son visage, ses pommettes saillantes brillaient, ses yeux scintillaient telles des lucioles, sa bouche...pirojki...
- Cette fois je suis vraiment devenue folle, Frrred, c’est de ma faute, tout cela est de ma faute...et dire que je suis presque ta mère, quelle honte... je veux mourrrir, mourrrir tout de suite.
- Enfin ! Nous nous faisions du souci, vous vous êtes égarés dans le parc je suppose, tu avais peur ma petite Nina, c’est fini, plus aucun danger, viens boire un verre de blanc...Frédéric, je ne t’en propose pas, je connais ton aversion naturelle pour les boissons alcoolisées. Mesdames et messieurs, je vous présente le garçon le plus sobre et le plus sérieux de Calaumont, votre futur patron et pourquoi pas votre futur maire, mais il n’est pas pressé je crois...moi non plus je l’avoue.
Mon père profitait de la présence d’une bonne partie de la population du village pour faire un discours électoral, il ne perdait jamais le sens de la politique. Le plus sérieux? Mon œil monsieur le maire, je viens de te faire porter des cornes.
J’étais resté en retrait, penaud mais heureux; je n’avais qu’une hâte, remonter bien vite dans ma chambre, conserver intact le moment que je venais de vivre, le mettre tout de suite dans un lieu secret. Je voyais Marina, bien emmitouflée dans un manteau de laine, bavarder et rire avec les ouvriers et les pompiers, sa peur était loin derrière elle, avais-je contribué à l’éradiquer? Ma vanité me soufflait que oui, ma modestie nettement moins convaincante n’avait plus droit au chapitre.
A croire que je n’avais plus le sens de l’orientation, au lieu de monter vers ma chambre, je filais tout droit au fond du couloir et sortais. Là-bas, tout au fond, l’autre chalet, celui de maman, je dois m’y rendre, je dois aller me confesser de mon terrible pêché. Je revenais à la remise chercher une lampe de poche et courais à perdre haleine à travers la pelouse.
Aucune odeur envoûtante dans cet endroit, aucune lampe à huile, aucun pouf, aucun sofa...aucun bruit sur la toiture, maman boudait, pardon ma petite maman, je ne recommencerais plus...
Tiens, une blouse...elle appartient à Sylvette, je reconnais les gros boutons en nacre, elle aussi fréquente ce cabanon? Elle sait où est la clé? Elle a dû me suivre et découvrir la cachette la finaude. Et que vient-elle faire ici? Seule ou avec celui qui...quel plaisir suprême, et Sylvette doit aimer sinon elle se plaindrait à mon père ou à tante Odette.
Quelle nuit! Peuplée de diables ricanant au milieu des flammes, de danseuses Ukrainiennes en chemise de nuit légère, de Sylvette couvertes de gros boutons.
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 10 autres membres