Un été ordinaire
- Les vacances ne te manquent pas, le magnifique pays Basque, le bon cousin et sa chaleureuse épouse, tout de même.
Le pays Basque m’avait assez vu et je l’avais assez vu et revu, c’est beau, je l’admets, le cousin passe encore, mais sa femme! une grosse matrone à l’accent rocailleux, avec un tablier toujours sale, qui se mouchait le nez avec ses doigts avant de triturer la pâte ou le hachis, combien de fois étais-je resté la fourchette en l’air devant une assiette débordant d’un magma sanguinolent, ruisselant d’huile d’olive et parsemé de piment rouge. La cuisine du midi, non merci, elle pique, elle gratouille la gorge...rien à voir avec les pirojki...même le ‘borche’ doit être meilleur.
- Alorss mon garçong t’as pas faimg, le souper n’est pas bong?
A chaque repas, ma cousine voulait me gaver comme elle le faisait avec les oies de son Gers natal.
Et si encore j’avais quelques libertés mais j’étais étroitement surveillé, jamais le droit de sortir seul, ni à pied, ni à bicyclette, les consignes de mon père étaient scrupuleusement respectées.
Non, aucun regret, je suis très bien à Calaumont.
- Bravo tout de même pour ton initiative ridicule concernant le bardage de la caisserie, et tu as réussi à motiver une équipe de gueux, une pierre de plus à apporter à l’édification du déficit, gare au prochain bilan, mais n’aie aucune crainte pour tes économies nous ne les ponctionnerons pas.
Economies qui fondent comme neige au soleil de l’inflation actuelle, si j’avais le droit d’en disposer, je placerais cet argent dans des achats de bois, un bon investissement la forêt, il faut avoir le temps d’attendre, mais j’ai tout mon temps.
- Si tu désires faire une promenade, allez à Paris par exemple, nous pourrions y faire un tour ensemble, au Louvre, au musée Grévin ou au théâtre, que sais-je.
- Avec Marina?
- Si sa présence te dérange, elle peut rester ici, maintenant elle a son chalet à l’orée de la forêt, elle prétend qu’il ressemble à sa maison natale, confort intérieur en moins évidemment.
- En plus.
- Comme tu veux, évite d’imiter ta tante avec des jeux de mots douteux, elle n’improvise jamais, elle prépare ses astuces verbales souvent la nuit, durant ses insomnies. Déjà jeune fille, elle griffonnait des bêtises, elle écrivait même des poèmes, tu imagines, Odette écrire de la poésie... alors que penses-tu de ma proposition, rien que tous les deux à Paris, entre hommes.
Marina m’encombrer? Difficile de dire qu’au contraire, j’aimerais voir la Polonaise bailler au théâtre et se barber au Louvre.
Finalement Fernand avait raconté son histoire de chariot élévateur au patron, c’était le thème d’un débat passionné alors que je terminais la deuxième mousse au chocolat sur laquelle les petits yeux chafouins de ma tante lorgnaient. J’aurais dû lui laisser, elle aurait été de meilleure humeur.
- Et tu écoutes de telles sornettes Pierre-Louis? Tu imagines un engin capable de soulever des grumes comme des fétus de paille pour les déposer à l’endroit désiré, il faut avoir les pieds sur terre, la mécanique ne remplacera jamais le bras de l’homme dans ce domaine bien particulier ; et puis, imagine les dépenses de carburant, et l’huile, c’est cher l’huile, sans compter les réparations, ces mécaniques modernes tombent facilement en panne...
- Monsieur de Lauracourt envisage lui aussi cette modernisation pour sa scierie.
- Ce nobliau déblasonné ferait mieux de surveiller son épouse plutôt que de te mettre de telles idées en tête.
- Comme si la vertu de madame de Lauracourt avait un lien quelconque avec l’achat éventuel d’un équipement pour notre scierie...
Terminé, sans demander mon reste, j’emportais un peu de vaisselle à la cuisine et laissais les deux patrons à leurs discussions stériles. Je savais qu’un beau jour, à l’issue de maintes passes d’arme, nous aurions ce chariot et que finalement ma tante revendiquerait la décision de l’achat.
- Je le répétais constamment à Pierre-Louis, il faut vivre avec son temps, les hommes n’ont plus l’endurance ni la force de nos anciens, que voulez-vous, ils ne marchent plus, roulent sur des engins pétaradants et vous verrez, bientôt, le simple contremaître aura son automobile.
J’espérais être invité par Marina dans son chalet mais mon espoir était déçu, chaque jour, elle s’y rendait pour faire sa sieste et bronzer. Je me demandais si elle conservait son bikini, rien qu’à l’idée qu’elle puisse être nue, allongée sur son transat, je fantasmais. J’allais de moins en moins souvent dans l’autre chalet et j’y restais très peu de temps, j’avais peur d’entendre des reproches, maman devait souffrir de me voir ainsi transformé. C’est certainement la crainte de lui faire encore plus mal qui me retenait de traverser le parc en diagonale, plusieurs fois j’avais entamé un périple à travers la forêt afin de contourner le domaine et déboucher à hauteur de la datcha mais bien vite je rebroussais chemin, mes ardeurs se calmaient dans la fraîcheur des sous-bois, mes envies restaient accrochées aux ronces.
Du côté de Manou, c’était aussi l’échec, dans quelques jours elle allait retourner à la caisserie et je n’avais pu mettre à profit son séjour à la parqueterie, mes tentatives pour bavarder avec elles avaient échoué. Je la trouvais bien triste, moins souriante qu’à ses débuts.
- Tu préfères agrafer les boites à la caisserie ?
- Bof, ça m’est égal, le travail c’est toujours le travail.
Gabriel remarquait mon manège.
- Elle doit avoir des problèmes avec ses parents, avec son père surtout, un matin elle avait les yeux rouges, j’ai essayé de savoir, impossible, un vrai mur...mais faut pas se mêler des histoires de familles, c’est scabreux, laisse-là cette petite, encore quelques années et elle sortira de son milieu, se mariera avec un brave gars qu’elle pourra mener par le bout du nez, c’est la vie.
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