Un été ordinaire
Fernand ne pouvait s’empêcher de venir respirer l’odeur du bois.
- Je m’ennuie à la maison, et puis ma bergère me casse les pieds pour que je lui fasse une véranda, c’est à la mode les vérandas en ce moment, pour mettre des plantes grasses. Elle pourra s’y tenir aussi, c’est une belle plante grasse ma Josette...
Cette fois le contremaître découvrait sa dentition clairsemée.
- Je vais demander à ta tante si je peux taper dans le reste de pin Douglas pour la charpente, c’est moins lourd que du chêne... et moins cher ... Et pour le bardage de la caisserie gamin?
J’avais oublié de soulever ce problème épineux, le soumettre directement à la patronne était le meilleur moyen de rencontrer une opposition infranchissable et définitive.
- Combien de temps demanderait le remplacement des planches?
- Deux ou trois jours à trois bonshommes.
- Une journée à six ou sept.
- Si tu veux mais pourquoi?
- Tante Odette part demain à l’hôpital, elle doit passer une radio pour sa cheville, comme elle ne peut pas conduire, elle prend le train et ne rentrera que vers quatre heures de l’après-midi.
- Faudrait que je trouve des gars disponibles, ouais, ce doit être possible, je te tiens au courant, mais tu assumeras tes responsabilités, pas que j’ai des emmerdes, je suis encore loin de la retraite.
La taupe grise écumait de rage, elle marchait de long en large dans la grande salle, oubliant son bandage à la cheville ; comme attirée par une odeur de planches fraîches, elle avait foncé vers la caisserie dès sa descente du taxi. Je l’attendais dans la salle commune, rien que pour entendre ses hurlements résonner en écho, l’acoustique de ce lieu étant particulière.
- C’est de l’inconscience, tu n’es qu’un gaspilleur, un tel luxe pour cet atelier non rentable, que nous gardons en activité uniquement en souvenir de ton grand-père, je vais demander à Pierre-Louis d’effectuer un prélèvement sur ton livret de Caisse d’Epargne, cent vingt mètres carrés de belles planches à caisse, c’est simple, monte au bureau je vais te faire le calcul...
Le contremaître avait déniché neuf volontaires pour un travail rondement mené, j’étais resté avec eux, faisant de mon mieux pour les aider, mais ce que j’étais maladroit. Je m’en sortais avec deux beaux pinçons, quelques échardes qui avaient trouvé une peau bien tendre pour s’infiltrer insidieusement mais j’avais surtout eu le plaisir de voir Manou à plusieurs reprises, intéressée par l’amélioration de son cadre de travail.
- Une petite sauvage l’Espagnole, ne la brusque pas, c’est comme à la pêche, quand tu as une belle truite argentée au bout du fil, tu lui laisses un peu de mou et tu la ramènes doucement, dès qu’elle à ta portée, utilise l’épuisette.
Fernand était heureux de jouer un bon tour à la taupe.
- Quand je pense que s’ils avaient travaillé pour nous, pour un salaire, ils auraient mis au moins une semaine ; pour rien, ces gredins n’ont même pas mis une journée, et du travail bien fait, je le reconnais, attendez mes gaillards, vous ne perdez rien pour attendre, je vais vous demander du rendement à la rentrée. Et ce fainéant d’Emilien faisait partie de la bande paraît-il ?
L’orage durait jusqu’au retour des croisiéristes, j’avais trouvé une solution pour payer le bois consommé, j’avais annulé mes vacances, téléphoné au cousin Garrigo pour le prévenir que cette année le pays Basque ne me verrait pas. Le prix du voyage aller et retour et le chèque que je devais remettre au cousin intéressé compensait largement le prix de revient des planches. La taupe grise ne savait plus sous quelle motte de terre se cacher.
- Tu prends tout au pied de la lettre, j’avais dit cela sous le coup de la colère, pars donc en vacances, le changement d’air te feras du bien, n’oublie qu’à la prochaine rentrée, il te faudra travailler sérieusement.
Mon père était tellement fatigué du voyage qu’il n’avait réagi que faiblement quand la taupe s’était empressée d’annoncer mon infamie.
Marina avait encore des images merveilleuses à l’esprit.
- C’était forrrmidable, sincèrement, et je n’ai pas été incommodée sur le bateau, et les îles, forrrmidable.
Elle allait bientôt répéter cet adjectif avec encore plus d’r, la surprise était de taille, je croyais que la belle blonde allait défaillir en découvrant sa datcha et puis sa réaction fut curieuse, elle se précipitait vers moi et m’embrassait fougueusement...pirojki...
- Mais tu te trompes de génération ma Nina, c’est moi l’auteur de ce cadeau d’anniversaire, tu pourrais m’embrasser aussi, au moins.
Le baiser ardent me brûlait la joue, j’allais garder une trace indélébile de cet élan chaleureux, que c’est beau la vie.
- Que me raconte Madeleine, tu es devenu un amoureux du jardinage, tu proposes tes services pour aller cueillir du persil et des haricots verts à présent.
Ma tante se doutait bien que mon attirance soudaine pour le potager cachait un motif inavouable.
C’est vrai que pour entrevoir Manou dans des positions moins sévères qu’à l’usine, le jardin était un endroit idéal, elle ne cueillait pas de haricots verts, ce légume était absent des rayons voisins, le petit lopin de terre des Ramirez avait une particularité, il était surtout consacré aux cucurbitacées et il en poussait de toutes sortes, de toutes les formes et de toutes les couleurs.
- C’est bon ce gros melon?
Manou levait la tête timidement, elle tenait une pastèque.
- Oui monsieur Frédéric.
- Oublie le monsieur, nous ne sommes plus à l’usine.
- D’accord mons... Frédéric.
La jolie brune souriait et le soleil de la péninsule Ibérique brillait dans ses yeux noirs.
- Oui c’est rafraîchissant, c’est une pateca, une past...
- Pastèque.
- Voilà, pastèque, c’est ça une pastèque.
J’étais déçu, non par la demoiselle, encore plus charmante que dans sa blouse verte élimée et rapiécée mais le mot qu’elle prononçait...pastèque... rien avoir avec ...pirojki... mais je ne pouvais lui demander de prononcer ce mot certainement inconnu pour elle, de quoi me faire passer pour un orignal, voire un déséquilibré. Je me creusais la cervelle pour essayer de trouver un mot Français ayant à peu près la même consonance, rien ne me venait à l’esprit, en Espagnol peut-être...paella...paella...pas terrible.
Je ne savais plus quoi dire, la pauvre Manou commençait à fatiguer avec sa récolte dans les bras, je la laissais regagner son logement.
- Alors mon persil, c’est pour aujourd’hui.
Madeleine s’impatientait.
- A qui appartient ce jardin mal entretenu.
Le second jardin contigu au notre était dans un triste état, des orties, des chardons, quelques trous par ci par là, trois pieds de tomate minables.
- A qui, tu me demandes à qui, à ce bon à rien de Stanislas Ronron, il ferait mieux de laisser les Ramirez s’en occuper, eux, ils en font pousser bien des choses dans leur petit morceau de terrain.
- Je vais le dire à papa.
- Parles-en d’abord à madame Marina, tu sais que toucher à son frère c’est prendre des risques.
Sylvette, le jardin voisin, le grillage facilement franchissable, Ronron, le voilà celui qui fait des choses plus graves qu’Emilien, qu’il ne s’avise pas de toucher un cheveu de Manou, je le pousse dans le foyer de sa chaudière.
- C’est pour rencontrer la petite voisine que tu va te promener dans le jardin, les filles qui habitent aux cités te font de l’effet, paraît qu’elles vont avoir de belles chiottes d’ici peu?
Emilien rangeait du bois dans le bûcher.
- J’avais pourtant dit que je ne voulais pas voir un seul morceau de résineux dans le lot, regarde les chacals, de quoi foutre le feu aux rideaux, quand ça pétille et que ça saute partout...sa mère aussi est appétissante, tu l’as déjà vu la Carmen? T’as déjà couché avec une femme? Tu sais ce que tu devrais faire? La belle Anna, elle ne demanderait pas mieux et elle te donnerait des leçons, elle a de l’expérience et tu pourrais l’avoir à l’œil c’est sûr, moi ce que je t’en dis, après tu peux t’attaquer aux jeunes poulettes sans aucun complexe.
Le légionnaire faisait remonter mes envies à la surface, Anna, la femme personnifiée, celle qui accepte les hommages de ceux qui le désirent moyennant finance, aucun chichi avec elle. Il fut un temps où elle remplaçait Madeleine à la buanderie et au ménage, comme la dernière fois à la caisserie, elle savait se présenter, montrer tous ses avantages, exposer sa marchandise. C’est décidé, inutile de tourner autour de la petite Manou avant d’être véritablement un homme, et encore moins affronter la Polonaise, cette slave doit être exigeante, il me faut des références. Cette idée de rencontrer intimement Marina me trotte dans la tête, d’autant plus que maintenant qu’elle a un lieu de détente et qu’elle s’y rend souvent...
- Et Ronron ?
- Quoi Ronron ?
- Il va aussi chez Anna.
- Ouais quelle femme voudrait de lui autrement.
J’essayais de faire parler Emilien sur le sujet, savoir si il avait des indices concernant le bonhomme qui avait des rapports avec Sylvette, mais je ne savais comment m’y prendre, c’est délicat de parler de ces choses-là avec des anciens.
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