Les yeux de la lune
Le bruit courait que l’occupant allait réquisitionner les champs en friches pour cultiver des légumes, que des prisonniers allaient travailler dans cette vaste exploitation.
Rapidement cette information se confirmait, une grande bâtisse abandonnée depuis des années était rapidement remise en état, elle avait abrité une communauté religieuse, une sorte d’orphelinat, elle était située en face de notre maison mais tout de même à bonne distance. Le pire allait arriver avec la visite du maire, monsieur Mazuaud, accompagné d’un officier Allemand.
- Madame Martin, vous avez un logement disponible au premier étage, un logement équipé d’une salle de bains et possédant une entrée directe, pourrions-nous le visiter ?
Le geste de dénégation de maman était balayé d’une seule phrase prononcée par le militaire.
- C’est un ordre madame.
- Ce serait pour le chef de culture, il veut être logé décemment vous comprenez.
Le maire essayait d’arrondir les angles.
- Mais vous avez de la place chez vous monsieur le maire, encore plus qu’ici.
- Oui mais il n’y a pas le confort, et puis la situation de votre logement est favorable, en face de la maison des soeurs, c’est là que vont s’installer les prisonniers.
Naturellement le logement convenait...
Grand-père voulait minimiser cette affaire.
- Vous serez moins seuls, une présence dans la maison, et puis un Allemand, vous pourrez en tirer quelques avantages, qui sait ?
Nous nous attendions à voir arriver un homme en uniforme avec bottes de cuir et casquette, Kurt Wagner avait une allure presque sympathique, vêtu d’habits civils, une bonne cinquantaine d’années, grand mais un peu voûté, un visage avenant, seul un ridicule chapeau orné d’une plume de faisan déparait l’ensemble. Le regard que portait maman vers ce couvre-chef était aussi critique que le mien.
Je surveillais le déchargement des meubles à travers les fentes d’un volet, ce sont surtout les nombreuses caisses de livres que je remarquais, un homme qui aime la lecture ne peut être mauvais.
Kurt était venu se présenter bien poliment, il parlait un Français rudimentaire mais compréhensible.
- Moi pas faire de bruit...possible pour vous faire ménage chez moi madame Martin...payer...pas cuisine, moi manger restaurant midi et soir.
Cette question insolite décontenançait maman, puis à ma grande surprise elle répondait affirmativement.
Alors que notre pensionnaire imposé montait vers son appartement, maman m’expliquait les raisons de cet acquiescement.
- Je n’ai aucune envie qu’une étrangère vienne dans ma maison, et puis un petit plus au niveau financier est toujours appréciable.
A part quelques bruits d’écoulement d’eau, le locataire était effectivement discret. Deux jours après son installation, l’arrivée d’un attelage insolite allait encore atténuer la gêne.
Le cheval était magnifique, rien à voir avec les braves percherons ou ardennais de notre campagne, l’animal avait des jambes fines, une robe lisse et brillante. La carriole était de la même veine, la caisse était en bois verni, la banquette en cuir, les roues peintes de blanc et de noir, une merveille.
Dans la foulée du chef de culture, des prisonniers s’installaient dans la grande bâtisse ; surprise il s’agissait d’une quarantaine de Polonais, dont une dizaine de femmes relativement jeunes et jolies.
- De la chair fraîche pour les soudards d’Hitler.
Cette déclaration de grand-père mettait Simone en colère et révoltait maman.
- Je vais dire ce que je pense à ce Kurt, de tels agissements sont indignes d’hommes civilisés.
- Mais qui vous a dit que les boches étaient des gens civilisés...et puis à la guerre comme à la guerre.
Le sourire goguenard de mon aïeul rejoignait l’avis d’Edouard.
- Comme ça, ils laisseront nos femmes tranquilles.
J’avoue que ces prises de positions masculines trouvaient grâce à mes yeux, Pierrot était du même avis.
- Te casses pas la tête, les bonnes femmes savent toujours se débrouiller pour avoir le beau rôle, elles ne seront pas malheureuses celles-ci.
Depuis quelques semaines, j’avais remarqué que mon copain rendait souvent visite à Louisette.
- Je lui fends du petit bois, je lui apporte du grain pour ses volailles...allez je peux te le dire...je couche avec elle...tu gardes ça pour toi surtout, je te fais confiance.
Cette révélation ne me choquait nullement, au contraire, je trouvais que Pierrot avait de la chance, je l’enviais.
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