Les yeux de la lune
La quiétude n’allait pas durer longtemps, nous venions de recevoir des nouvelles de Brécourt, le village devait être évacué.
« Nous ignorons encore où nous allons être réfugiés, peut-être allons-nous passer à Ligneulles » disait la lettre de tante Simone.
Une autre nouvelle plus triste encore nous parvenait, Henri, le mari de ma cousine Madeleine était mort au front, brûlé vif dans son char d’assaut. Maman avait beaucoup pleuré, ce drame lui rappelait la mort de mon père.
Une semaine après ces événements, accompagné de roulements de tambour et d’une voix solennelle, le garde champêtre de Ligneulles annonçait l’ordre d’évacuation. Sans rien dire, grand-père Emilien s’était préparé à cette éventualité, il avait graissé les roues de la grande charrette, huilé les harnais de Bayard et de Bijou et préparé des sacs d’avoine.
- Important l’avoine pour nos braves chevaux, possible que nous soyons obligés de faire une cinquantaine de kilomètres, peut-être plus, à moins d’être débordés par les Allemands, ce qui ne serait pas étonnant.
Une grande effervescence régnait dans les rues du village, chariots et charrettes étaient chargés de malles et de meubles, les voisins s’évertuaient à hisser une cuisinière en fonte.
- Vous croyez que c’est utile d’emporter cette antiquité ? Grand-père se moquait.
- Paraît que nous serons relogés en Bourgogne, nous aurons besoin de tous nos meubles, une cuisinière c’est important tout de même.
- Pas autant qu’un lit, personnellement, c’est le meuble que je préfère, et pas seulement pour dormir, plaisantait grand-père.
- Monsieur Emilien, à votre âge et dans de telles circonstances ! S’offusquait la voisine.
Les premiers attelages passaient devant la ferme, montaient lentement la côte de Machéville, grand-père commençait à s’impatienter.
- Dépêchons, il faut partir avant les Mansuy, sinon ils vont nous ralentir, avec leurs haridelles.
Un énorme problème se posait, la mère de grand-mère, une vieille dame de quatre vingt cinq ans refusait de quitter son logement.
- Je vais aller lui remuer les fesses... grand-père pestait
Maman allait faire une nouvelle tentative et c’est en grognant que mon arrière grand-mère montait enfin dans la charrette, précédée par une énorme malle en osier qu’elle avait tout de même préparée.
- Que voulez-vous que les Prussiens me fassent, dans l’état où je suis maintenant, grognait l’aïeule.
Nous arrivons à nous intercaler entre deux équipages et suivons la lente procession rythmée par les pas des chevaux.
Malgré l’heure matinale, le soleil commençait à chauffer, les trois femmes s’étaient installées entre des piles de cartons et de malles, elles se protégeaient des rayons solaires en ouvrant deux grands parapluies noirs. Grand-père marchait à côté de ses chevaux, quant à moi j’avais trouvé une place à l’arrière du véhicule, assis sur les sacs d’avoine.
Nous venions de traverser le bourg de Lavoncourt ; comme à Machéville, les habitants chargeaient des montagnes de caisses et de meubles sur des chariots et des tombereaux mais aussi sur des voitures automobiles.
J’enviais ces nantis qui nous dépassaient à grand coups d’avertisseurs et qui, au passage, nous gratifiaient de regards moqueurs.
- Crois-tu qu’ils iront bien loin avec de telles charges ?
Grand-père avait vu juste, quelques kilomètres plus loin nous rattrapions plusieurs véhicules garés au bord de la route, moteur fumant.
Quelques haltes pour faire boire les chevaux et les alimenter, dans chaque village traversé, je remplissais des bouteilles d’eau aux fontaines, les femmes aussi avaient soif.
- Nous allons passer la nuit à Neuville, ça suffit pour aujourd’hui, nos bêtes sont fatiguées et nous aussi.
J’étais d’accord.
Le village de Neuville était envahi par des réfugiés, les attelages occupaient entièrement la rue principale, nous étions bloqués, un villageois nous conseillait de faire demi tour et de prendre un autre itinéraire.
- Faites un crochet par Saint-Jean, deux kilomètres supplémentaires mais vous serez assurés de trouver au moins une grange pour dormir.
Effectivement le village voisin était plus calme, un hangar agricole nous était attribué.
- Vous avez des couvertures ?
Le maire de Saint-Jean nous avait accueillis aimablement et il nous faisait livrer trois lits de camp et du pain.
- Vous pourrez garder les lits, ils vont serviront les nuits prochaines.
Alors que les femmes se couchaient sur les lits pliants, grand-père et moi avions fait un bon matelas de foin que nous avions recouvert avec le tapis de la salle à manger.
- On va faire des rêves de mille et une nuit, c’est un authentique tapis d’Orient…espérons que ce n’est pas un tapis volant.
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