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Le patron revient discuter avec moi.

- Une vraie tête de lard cet Alfred, un Alsacien d'origine... alors, vous voulez connaître la vérité sur la mort de Bébert, je vous souhaite bien du plaisir.

- C'était un bon client pour vous?

- Pas vraiment, sa visite était cyclique, il était quelques fois des semaines sans passer, et puis, comme tous ces pauvres diables, sa consommation se limitait à des canons de gros rouge, le rapport est médiocre.

- Vous avez une autre clientèle je suppose?

- Maintenant? personne, les voyageurs qui viennent prendre l'autorail ou qui arrivent  ne passent plus dans les bistrots et puis avant deux ans il n’y aura plus d'arrêt en gare et dans quelques années plus de train du tout, la ligne va être supprimée, je le sais, j’ai un neveu qui bosse à la SNCF... je reste ouvert pour ne pas m'ennuyer, quitte à perdre un  peu d'argent, des types comme Alfred me tiennent compagnie, de temps en temps des gars  comme vous... je vous sers?

C'est vrai je n'ai rien commandé, je pallie cet oubli.

- Morel, sa mort, qu'en avez-vous pensé?

- J’avais trouvé curieux qu'il soit passé à ras du tas de bois,  il y a de la boue et des écorces tout le long de la pile et c’est sombre, alors que plus au large la lumière du bourg éclaire le quai.
- Si il avait voulu prendre une bûche.

- Vous rigolez, Bébert prendre une bûche à la gare pour la remonter chez lui, à une trentaine de mètre de sa bicoque, il y a une aire de débardage où du bois de chauffage est stocké en permanence, et puis chacun fait son bois dans le quartier... je l'avais vu la veille, le lundi, il avait fait la tournée des cafés de Montclair, il terminait souvent par le mien; pour regagner son gourbi, il suivait toujours la ligne de chemin de fer, ainsi il ne risquait pas de se perdre; ce soir-là il était à peine éméché,  lucide même, il m'avait raconté une vague histoire de monument funéraire qu'il voulait commander pour la tombe de sa mère... tout le monde va tomber sur le cul, je vais choisir du marbre de premier choix, qu'il m’avait dit... je lui ai demandé comment il allait faire pour payer un tel luxe, il m’avait répondu, t’occupes Louis, j'ai de quoi, la chance mon vieux, la chance, je savais qu'elle arriverait un jour; puis il me dit de me taire, d'oublier ce qu'il vient de me raconter; j'ai pensé qu'il déconnait sérieusement puis le lendemain soir quand j'ai appris l'accident, je me suis dit que c'est plutôt la malchance qui venait d'arriver, voilà... depuis je me demande si son histoire de caveau était une utopie... possible qu'il avait gagné un gros tiercé.

- Il jouait régulièrement aux courses?

- Oui, assez régulièrement, quand il avait quatre sous, quelques tickets je crois, tiercé, quarté et quinté.

- Il touchait quelques fois?

- Des sommes modestes, seulement les deux espagnoles, ses voisines, se chargeaient de le plumer, comme elles le font avec les autres... remarquez les pauvres bougres  ont du plaisir en échange, donnant donnant.

- Quels étaient ses revenus?

- Une petite pension d'invalidité, il était charpentier dans sa jeunesse et il avait fait une chute assez grave, autrement  il bricolait à droite et à gauche, son ancienne profession lui permettait de faire quelques travaux dans le domaine du bois mais il refusait de monter sur les toits bien entendu, je crois bien que son dernier boulot, il l'avait effectué à la ferme de la Rosette.

- L’adjudant m’a parlé d’ Igor et de Maurice.

- Igor vous pourrez discuter avec lui, il a la tête sur les épaules...Maurice, je vous le déconseille, il déconne à fond, il ne se souvient même pas de ce qu’il a fait la veille, c’est une sorte de zombie.

Deux clients viennent d'entrer, le patron m'abandonne.

- Paraît que les Bassuet se sont fait voler des stères de bois de chauffage? Bien fait pour eux, ces sauvages préfèrent le laisser pourrir plutôt que d'en faire cadeau aux petites vieilles qui en auraient besoin.

La discussion se cantonne à cette affaire, il est plus de midi, je quitte le café de la Gare.