Le rocher du diable
Tiens, la lettre mystérieuse parlait de pieds dans le plat, une partie de l’énigme pourrait se trouver dans ce restaurant.
- Vous proposez des pieds de porc sur votre menu ?
- Des pieds de cochon ? Oui, cela nous arrive, vous aimez ? Quand Jean-Pierre a fait son tour de France, il a travaillé dans un établissement spécialisé dans ce mets, c’était dans une petite ville de Champagne...
- A Sainte-Menehould.
- C’est çà, Sainte... comme vous dites.
- Les Allemands ne doivent pas apprécier un tel plat ?
- Détrompez-vous, ils se mettent à notre bonne cuisine Française, coq au vin, truite au bleu, cassoulet, ils commandent même des escargots et des cuisses de grenouille à présent, c’est vous dire, ils sont bien différents de ceux qui étaient venus en 40 sans carton d’invitation, heureusement qu’ils sont différents.
- Vous me parliez de mademoiselle Dubuisson, qui est-elle exactement, quel genre de femme ?
- Albertine ? physiquement ? une jolie femme, encore maintenant, elle vient pourtant de fêter ses cinquante ans, on ne lui donne pas. Autrement, un sacré caractère, une tête dure comme du bois, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle ne s’est jamais mariée, les hommes qui l’ont approchée s’en souviennent encore. Remarquez, elle a eu une drôle de jeunesse, son père est mort brutalement, sa mère est devenue folle et elle a refusé de la faire interner, elle l’a gardée au domaine et s’en est occupée seule jusqu'à la fin.
- Monsieur Léonardin et elle ?
- Je mettrais ma main au feu que leurs rapports sont restés amicaux, du moins à l’époque de la construction des réservoirs, seulement, qui sait, le chef de chantier en retraite avait peut-être une idée derrière la tête en revenant ici, sa première visite avait été pour Albertine, ma petite-fille avait aperçu sa voiture aux Barrettes, le jour même de son arrivée à Balermont.
Je me demande de quelle façon je dois me débrouiller pour rendre visite à l’amazone, elle a un contentieux avec notre journal.
- Et le comptable de la scierie?
- Jean Perrotot, vous voulez lui causer ?
- Pourquoi pas.
- A cette heure-ci vous êtes certain de le trouver au bord de la rivière, à la pêche, juste derrière l’ancien moulin, un grand gaillard barbu avec un chapeau noir, vous ne pouvez le rater.
Effectivement, l’ancien comptable est facilement repérable, je viens de dépasser une grande bâtisse de briques rouge, un homme correspondant au signalement est posté au-dessus de la rivière.
- Trois jours que je suis à l’affût, Nestor est dans les parages, hier il est venu renifler l’appât, c’est un curieux et un malin...Nestor ? c’est un brochet énorme, l’an dernier je l’avais remonté, a vingt centimètres de l’épuisette, d’un coup de queue magistral, il a réussi à se décrocher, mais je l’aurai, cette année, je le sens.
- Et des anguilles ?
Le barbu se retourne vers moi et me regarde d’un air effaré.
- Des anguilles ? jamais vues dans la Manance, mais peut-être sous roche...
La barbe est secouée d’un mouvement saccadé, le rire du pêcheur va probablement attirer le curieux Nestor.
Et si ce disciple de Saint-Pierre était l’anonyme aux énigmes ?
- Qu’avez-vous pensé de la mort tragique de monsieur Léonardin ?
Le rire s’arrête net.
- Vous êtes de la famille ?
C’est le moment de dévoiler mon identité.
- Je lis votre journal tous les jours depuis que je sais lire, mon père était un fidèle lecteur, mon grand-père aussi mais le pauvre, si il voyait toutes les âneries que vous écrivez maintenant. Je ne dis pas ça pour vous, quoique bien souvent vous en rajoutez un peu, avouez.. le moindre écart d’un parlementaire est monté en épingle, une petite bagarre de jeunes dans une banlieue, un voiture qui flambe, c’est la révolution, j’en passe et des meilleures...Jacques ! je me demande pourquoi il a fait une chose pareille, pour moi il est venu ici pour faire des adieux, revoir les endroits où il avait passé de bons moments, les amis aussi, quoique, à par moi et la belle Albertine, les autres sont partis du bourg ou ils sont morts.
- Mademoiselle Dubuisson, il vous a parlé d’elle ?
- Deux mots, c’était un homme peu expansif, et puis les affaires des autres, j’ai déjà assez avec les miennes...tout de même il n’avait pas le comportement d’un futur suicidé, il m’a parlé de la capitale, de théâtre et d’opéra, des grands concerts symphoniques qu’il ne ratait jamais, moi aussi j’aime la grande musique mais à Balermont, à part la fanfare municipale et ses envolées de canards...tout de même, de là à penser que quelqu’un l’ait aidé à plonger, il faut le faire... allez savoir ce qui se passe dans la tête du voisin...le revoilà le brigand, chut, ne bougez pas...
J’attends un peu, le bouchon est agité de légers soubresauts et d’un seul coup il plonge.
- Ce n’est pas lui, c’est une petite truite, vous allez voir.
En effet, Jean Perrotot enroule le fil de sa ligne, un poisson brillant effleure la surface de l’onde.
- J’évite de la brusquer, de la blesser profondément, je vais la détacher délicatement...allez du calme ma belle, je ne te veux aucun mal.
Je prends l’épuisette et seconde le pêcheur.
- C’est bien, vous vous y connaissez, je vais vous prendre comme assistant... allez retourne dans la flotte, nous nous reverrons plus tard, quand tu auras grandi, et si tu rencontres des anguilles, téléphone au journaliste...Nestor est absent aujourd’hui ou il fait la gueule, il a une dent contre moi, ce sera pour demain ou...après-demain.
Le fil trempe depuis un bon quart d’heure, le bouchon flotte sans soubresaut, quelle patience, à ce régime, je tiendrais à peine deux minutes.
Deux interlocuteurs, deux indices figurant dans le rébus, coïncidence ? Et puis je suis persuadé que ce Perrotot et ses astuces verbales doivent connaître intimement mon correspondant.
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