Le grand verger (suite)
Maria veut absolument nous retenir à déjeuner.
- Albert achevé un chevreuil blessé par braconnier, faut vite le manger, par cette chaleur.
Je pense et tante Alice est tout à fait de mon avis que son Albert et le braconnier ne font qu'un.
Manger dans les bois, ce sera pour une autre fois, Alice doit rentrer, Dommage car j'apprécie le gibier dans mon assiette. Encore un sentiment contrasté en moi, je déteste la chasse et les chasseurs.
L'homme des bois est volubile, il me remercie de ma prévenance à son égard.
- Je n'ai que de vagues souvenirs, j'étais dans le cirage, heureusement que j'étais au bord de la route, sinon…
L'ancien colonial me parle de l'Afrique noire, des baobabs et des fromagers, des girafes et des éléphants, de l'insouciance des indigènes et surtout des négresses appétissantes et peu farouches.
- Reviens me voir quand tu veux mon gars, nous bavarderons plus longuement, ton père était un ami, malgré la différence de situation sociale, il acceptait de boire un coup avec moi, et nous avions quelques points communs.
Il ponctue cette dernière phrase d'un sourire en coin, regarde sa compagne d'un air gourmand, j'espère que les points communs se limitent à Maria ou à une autre femme inconnue pour moi.
En remontant dans le chemin, tante Alice me questionne.
- Olivier, tu vas me dire ce qui s'est passé entre Béa et toi, elle n'est plus la même depuis une certaine promenade à cheval, ni avec toi, ni avec elle.
J'avoue le baiser.
- Restez-en là, Vincent est un bon garçon, un mari attentionné, je serais peinée à l'idée qu'il puisse souffrir.
J'ai trouvé une chambre d'étudiant tout à fait convenable dans la proche banlieue de Nancy, avec nos relations, c'était facile.
La fin des vacances approche et une certaine inquiétude commence à m'envahir, je crains de me retrouver seul dans une grande ville, dans un milieu estudiantin que j'imagine bien différent de ce que je viens de connaître au lycée. Me ferais-je des amis, garçons ou filles? Durant les six années passées, j'avais eu quelques copains sans avoir de véritables amis, les citadins me considéraient comme un paysan et me repoussaient, les ruraux comme un nanti et m'évitaient.
L'élégance de maman venant me chercher une ou deux fois par mois à la sortie du lycée étonnait tous les garçons, moi y compris. Alors qu'à Labréville elle est était toujours vêtue strictement et très peu maquillée, je la voyais arriver en robe légère ou en manteau de fourrure suivant les saisons, les cheveux dénoués, un rouge à lèvre brillant. Jamais je n'avais osé lui poser de questions sur cet étrange comportement. Elle venait souvent avec grand-père, il en profitait pour aller à la banque et à la chambre d'agriculture, nous allions l'attendre ou le rejoindre dans une brasserie voisine, je buvais un diabolo grenadine et nous revenions à Labréville dans la Panhard que grand-père conduisait prudemment.
Je rends visite à Michel Mathieu, je l'avais un peu délaissé ces temps derniers, il m'avoue qu'il est devenu très ami avec la fille de son patron mais il craint la découverte de cette liaison.
- Si monsieur Cordier nous surprend, il risque de me virer avec pertes et fracas, j'en ai bien peur.
Je le rassure, lui explique que dans ma famille, les exemples de liaisons et de mariages hors du milieu habituel ne manquent pas, les parents de tante Alice étaient de modestes paysans et grand-père me parlait souvent du père de sa maman, un charpentier-couvreur venu d'Autriche avec un simple baluchon. « Un spécialiste des toits d'églises, il gagnait bien sa vie mais la dépensait encore plus vite, il est mort à quarante cinq ans, mais pas d'un accident… il buvait »
Je passe des heures dans le dernier étage de la tour, je n'ai rien rangé ni rien dérangé, je n'ai ouvert qu'un battant du meuble en demi-cercle pour en extraire quelques ouvrages se rapportant à l'architecture, je n'ai pas encore touché au tiroir du grand bureau de chêne, c'était le jardin secret de grand-père, il le fermait toujours à clé et gardait cette clé sur lui , elle doit être dans la veste de velours qu'il portait le jour de son accident, il me faudra bien du courage pour aller la récupérer.
Le donjon est laid de l'extérieur, un crépi gris et délavé recouvre les pierres qui apparaissent à certains endroits dégradés, je vais proposer la dépose du ciment afin de retrouver la structure d'antan. A l'intérieur, au troisième niveau, trois fenêtres judicieusement placées permettent une vue panoramique sur le village, sur la cour du château et celle de la ferme, de cette tour de guet, je peux voir tous les mouvements du personnel mais aussi des autres occupants, la paire de jumelles de grand-père reprend ses fonctions. Je comprends pourquoi mes ancêtres appréciaient cet endroit, je m'y sens bien, l'absence d'angles et de murs plats accentue une impression de puissance. Je pense à Béatrice qui doit avoir des problèmes pour aménager son étage, je l'entends donner des coups de marteau. Mon offre d'aide a été repoussée vigoureusement, elle a réquisitionné André et Bastien pour monter des meubles et des cartons.
- Défense d'entrer chez moi pour le moment, quand ce sera entièrement terminé je t'inviterai... peut-être.
Comme chaque soir depuis plus d'une semaine, je monte dans le donjon afin d'écouter de la musique, j'ai découvert un pick-up et des disques anciens diffusant une musique un peu nasillarde, cette découverte m'a permis d'élucider une énigme, l'un des disques n'est pas musical, il émet un poème récité par une femme ou un jeune homme, je fais une expérience, le laisse tourner et descends au rez-de-chaussée, c'est à coup sûr la voix entendue par Bastien le matin de l'accident de grand-père, une voix claire comme la mienne. Je garde cette trouvaille sous silence, ce n'est plus la peine de parler de ce drame.
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