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Le rocher du diable

Ma troisième incursion à Balermont commence par l'Hôtel de la Falaise,  l'heure est creuse, le parking désert et la salle de café  complètement vide, des conditions idéales pour bavarder en toute tranquillité.

La dame qui vient de faire son apparition et qui se campe derrière le comptoir doit être sexagénaire. Petite, un peu ronde, cheveux teints en noir foncé, des yeux interrogateurs, ses lèvres charnues recouvertes d'une bonne couche de rouge vif encadrent un sourire commercial.

Après avoir commandé ma boisson habituelle  et commencé à la siroter, je me présente et attaque d'emblée.

- Ce pauvre monsieur Jacques, c'est impensable, quand j'ai appris ce qui était arrivé, j'étais bouleversée, je le suis encore, lui qui est entré ici avec un visage triste, au bout de deux trois jours il était comme transformé...quelle surprise j'ai eu en le voyant pénétrer dans cette salle, je l'ai tout de suite reconnu, un quart de siècle après, vous imaginez, et cet homme courtois osait dire que je suis toujours la même...

Difficile d'endiguer le flot de paroles sans risquer de vexer la brave dame, elle parle de l'actualité et revient en arrière sans prévenir si bien que j'éprouve quelques difficultés à la suivre.

- Nous avons évoqué le passé, il était heureux de me retrouver, de revoir Balermont, c'était son premier poste en tant que chef de chantier, il prenait son travail au sérieux, travaillant parfois tard le soir...il se mettait dans le petit salon, à côté de l'aquarium, avec ses plans et ses cahiers, je lui apportais des cafés, chaque  matin il était debout à six heures trente... Il disait que rien n'avait changé chez nous sauf la table, c'est vrai que feu mon mari n'était pas un fin cuisinier, il était habitué à préparer des repas copieux, bien consistants,  pas comme mon fils qui a repris la succession, lui était cuistot sur un paquebot de croisière, c'est vous dire...

J'essaye de trier ce qui peut m'intéresser, exercice difficile, j'apprends tout de même qu'avant de faire le grand saut, son client avait revu un ancien comptable de la maison Godart et surtout Albertine Dubuisson.

- Quand monsieur Jacques travaillait sur le chantier des réservoirs, il avait donné des conseils à Albertine pour la construction des écuries et celle d'un manège, je crois même qu'il avait fait les plans de ces deux bâtiments, ils étaient bons amis...c'est tout, monsieur Jacques était un monsieur sérieux, jamais un écart, et pourtant c'était un bel homme à l'époque, il l'était encore...

L'aubergiste pousse un long soupir et dirige un regard triste vers la vitrine ; en tournant la tête et en me baissant un peu, j'apercevais, entre deux maisons, un pan de la fameuse falaise.

- Personnellement je n'ai jamais cru au suicide, c'est comme pour le premier accident, celui de l'échafaudage...vous êtes au courant... ce n'était pas le hasard, c'était une sorte d'attentat, à mon avis monsieur Léonardin était revenu pour savoir qui voulait  l'envoyer au paradis avant la fin des travaux, il devait être sur la bonne piste...enfin sur la mauvaise, cette fois ils ne l'ont pas raté, les salauds.

La porte marquée 'privé' vient de s'ouvrir, une autre dame apparaît, je lui donne quarante ans, à peine plus grande que la patronne,  aussi rondelette et des lèvres aussi pulpeuses.

- Liliane ma belle-fille, ce monsieur est journaliste à la Gazette Républicaine, c'est lui qui vient de parler de monsieur Léonardin et de notre maudite falaise.

- C'est donc vous Laurent Passy ? vous pouvez vous vanter de faire causer les gens de Balermont, depuis la parution de votre article, la conversation des clients du bar est uniquement branchée sur ce sujet, et ils en racontent, c'est incroyable, chacun sa version, accident, crime, alors que c'est peut-être un suicide...excusez-moi ... je vais rechercher Karine aux Barrettes.

- C'est déjà l'heure ? Justement, avec monsieur, nous évoquions Albertine, je disais que monsieur Jacques l'avait retrouvée avec plaisir.

- J'y vais, la demoiselle a horreur d'attendre, au revoir monsieur Passy.

Liliane est à peine disparue que sa belle-mère reprend le cours de ses litanies.

- Les Barrettes, c'est le nom de la propriété d'Albertine Dubuisson...C'est bien difficile avec les jeunes, et la génération suivante c'est encore pire, je vous assure, nous nous sommes éreintés à monter une affaire, à travailler des jours et des nuits, sans prendre de véritables vacances, à tirer le diable par la queue, ils arrivent et  voudraient tout et tout de suite. Ma petite-fille Karine s'est mis en tête d'acheter un cheval,  cela coûte cher un cheval et la pension donc... que voulez-vous son père lui passe tous ses caprices, il n'ont eu que cette fille... ce n'est pas elle qui reprendra l'affaire, elle est à l'université, en fac de lettres...monsieur Jacques n'arrivait pas à croire que j'avais une petite-fille de cet âge-là...sa fille unique n'est pas mariée, elle est hôtesse de l'air...ça c'est un métier qui m'aurait plu, des voyages gratuits...

-C'est calme ce soir, je pensais rencontrer quelques habitants du bourg.

- C'est pas à cette heure-ci que vous verrez des indigènes, et puis même, deux ou trois clients le soir, un peu plus le samedi après-midi,  les cafés c'est fini, c'est cette maudite télévision qui les a tués, heureusement que l'hôtel marche encore un peu mais c'est surtout le restaurant qui nous permet de vivre, pendant les mois d'été et les fin de semaines, beaucoup d'étrangers, des Allemands surtout, ils mangent bien et ils apprécient les bons petits plats...

Tiens, la lettre mystérieuse parlait de pieds dans le plat, une partie de l'énigme pourrait se trouver dans ce restaurant.



10/08/2011
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