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Le moulin des ombres

- J’étais infirmière au CHU, service pédiatrie, il y a quatre ans, vous nous aviez amené un gamin blessé lors d’une manifestation, il avait reçu une pierre sous l’œil droit, un jeune garçon de huit ou neuf ans.

Je me souviens encore de ce gamin, victime innocente de la colère d’une poignée de rouspéteurs, son œil avait été épargné de justesse, je ne me souvenais plus de l’infirmière et je la retrouve dans ce décor.

- Huit jours après, j’ai rencontré celui qui allait devenir mon mari, le professeur Delvaux, il était venu faire une conférence au centre hospitalier, parler des cicatrices qu’il pouvait gommer, surtout chez les enfants, c’est un éminent chirurgien esthétique, il a une clinique à Versailles.

Tout s’explique, ce génie du scalpel et de la liposuccion s’est particulièrement appliqué sur le corps son épouse. Il faut admettre qu’il a bien œuvré.

- Et vous vivez ici à longueur d’année?

- Pas vraiment, seulement aux beaux jours, nous avons un appartement à Paris, une villa sur les hauteurs de Menton mais ce moulin a mes faveurs, l’été c’est un petit paradis, j’y retrouve mon enfance et la tranquillité,   loin des snobs et des vantards, j’adore les fleurs et leur parfum naturel, les arbres, la rivière, et puis de temps en temps j’ai d’agréables visites... comme la vôtre. 

Je sens que la conversation risque de dévier, je plais aux gosses, aux chiens et heureusement à quelques femmes, à celles qui me trouvent une allure de baroudeur que je ne suis plus. J’embraye sur l’actualité pour éviter un dérapage, pas assez de temps pour la bagatelle et puis, à vrai dire, je tiens à ma situation actuelle, Martine et moi c’est du sérieux, nous pensons même au mariage.

- Le bief  doit être vidé.

- Ah bon? Nous serons prévenus j’espère, il faudra fermer portes et fenêtres, gare aux odeurs nauséabondes...quelle drôle d’idée que de vouloir se suicider, il faut accepter la vie telle qu’elle est, savoir profiter des bons moments et oublier les mauvais. Quand j’étais infirmière, j’ai été confrontée à bien des drames, la souffrance de certaines personnes est difficile à supporter, chez les enfants, c’était pire, et pourtant ces petits êtres luttaient contre la maladie, la repoussaient, essayaient de ne pas y penser, j’ai gardé des souvenirs vivaces de cette période, c’était à la fois exaltant et pénible.

La capiteuse ex-infirmière change complètement d’attitude, le rappel de son passé fait passer une ombre sur son regard, je vais profiter de cet état pour m’éclipser.

Le brave Sultan, jusqu’alors lové à mes pieds sans bouger, se redresse brutalement et file vers la sortie.

- Roger! Mon mari, il ne m’avait pas prévenu de son retour, c’est curieux, excusez-moi, restez assis, je vous en prie.

Madame Delvaux s’éclipse.

- Monsieur Passy, je sais pourquoi vous êtes là, je viens d’entendre une radio locale parler de la découverte macabre …  dans ma rivière.

Quel contraste avec sa charmante épouse, petit, rondouillard, le front dégarni jusqu’à la nuque, il devrait faire appel à un confrère pour gommer son triple menton. Il semble bouleversé, est-ce le cadavre dans ‘sa’ rivière qui lui a fait cet effet?

- Regarde ton téléphone, impossible de te joindre, j’essaye depuis mon départ de Versailles  tu as certainement oublié de le raccrocher correctement, comme cela t’arrive ma chérie.

- Non, il est à sa place.

Madame Delvaux décroche le combiné et le met à l’oreille.

- Rien, aucune tonalité, effectivement, une panne.

- Je vais appeler les réclamations depuis ma voiture.

Je veux prendre congé du couple mais Roger Delvaux me retient.

- Vous tombez bien monsieur le journaliste, j’aurais beaucoup de choses à vous raconter, j’aimerais vous parler des mœurs de nos voisins, vous qui êtes en quête d’histoires peu ordinaires, je suis certain que vous serez intéressé.

- Laisse monsieur Passy, il a d’autres chats à fouetter en ce moment...Je ne t’attendais que vendredi.

- Figure-toi que la cliente que je devais entreprendre à partir aujourd’hui a eu un accident de voiture, au lieu d’un simple lissage, je risque d’avoir des travaux de remise en état plus conséquents.

Chirurgien ou entrepreneur ce monsieur?

- Regarde ma petite Zaza, deux billets d’avion, tu peux préparer les valises, nous partons dix jours aux Comores. Robert voulait emmener la belle Anita dans l’océan Indien, elle a préféré le Roussillon avec Fred, ah! les bonnes femmes.

- Et si moi je préférais le Jura ou l’Auvergne, comme d’habitude, tu te moques de mon avis !

- Moitié prix qu’il m’a fait, autrement il perdait  tout.

 

Impossible de sortir, le chirurgien bloque la porte, il veut me faire partager ses déboires conjugaux.

- Voyez les femmes, jamais contentes, la vôtre est de la même veine ?

Zaza s’énerve.

- Va téléphoner, savoir si c’est une panne générale ou non.

Je profite de la sortie du gros, ouf ! enfin, un peu d’air frais.

- Revenez nous voir monsieur Passy, dans une quinzaine, à notre retour, je vous parlerai de nos déboires campagnards et d’autres choses encore, les décès par le feu et l’eau sont assez fréquents ici.

L’homme et le chien m’accompagnent jusqu’à ma voiture.

- Vous faites allusion à l’incendie de l’an dernier?

- Exact, et la mort du boiteux n’était pas accidentelle, croyez-moi.

Un coupé rouge au museau agressif est rangé près de ma berline ordinaire.

- Voyez un peu l’engin, je mets à peine trois heures depuis le parking de ma clinique jusque dans cette cour...Regardez le fil.

Je lève les yeux vers le sommet du poteau téléphonique situé à l’entrée de la propriété, un fil pend tristement. Nous montons le raidillon, le câble est coupé à hauteur de l’autre poteau.

- Encore un attentat, c’est invivable, et les gendarmes s’en fichent royalement, cette fois je vais m’adresser plus haut.

- Vous pensez à un acte de malveillance.

- Regardez la coupure, aucune tempête, pas un seul coup de vent.

- Vous avez  déjà été victime de ce genre de sabotage?

- Et comment, la liste s’allonge de jours en jours...Un appel dans ma voiture, vous permettez.

Le téléphone sonne dans la Ferrari.

- A bientôt monsieur Passy.

 

Sultan vient encore exiger une dernière caresse. Instinctivement je regarde vers le moulin, madame Delvaux est penchée à une fenêtre de l’étage, elle me fait également un signe amical.

 



27/02/2011
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