Le rocher du diable
Le fonctionnaire à la retraite est fier de recevoir un journaliste du siège, il me casse un peu les pieds avec ses doléances mais je compatis.
- Si une photo est moche, c’est toujours de ma faute alors que c’est souvent une question d’encre, de contraste ou de papier, si vous parlez trop souvent d’un élu on vous accuse de lui lécher les bottes, si c’est le contraire c’est une autre musique... Le suicide de ce pauvre monsieur ? Je suis resté en dehors du tintamarre et des controverses, j’ai pris l’habitude d’accepter les versions officielles dans ce genre d’affaires...si vous revenez à Balermont, venez me rendre visite, et si je peux vous être utile, je connais un peu les mœurs de mes concitoyens et croyez-moi c’est peu ordinaire.
Sans être tenu à alimenter des pages déterminées, je dois justifier mon traitement fixe, mais les faits divers ne manquent pas et la rubrique colle parfaitement à son appellation, les affaires sont diverses et variées, je passe allègrement d’un accident de la circulation à un crime, en passant par les tribunaux où je glane souvent des anecdotes savoureuses qui contrebalancent les histoires sordides. Les agressions de personnes âgées à leur domicile se sont multipliées ces dernières années, ce genre de méfait rappelle les fameux ‘chauffeurs’ d’antan, ces visiteurs indésirables qui détroussaient les paysans économes en leur brûlant la plante des pieds. Les ‘chauffeurs’ modernes sont moins raffinés, ils cognent comme des sauvages sur les pauvres personnes âgées sans défense et quelques fois jusqu'à la mort. Cambriolages en tous genres, braquages, agressions diverses, escroqueries, incendies et explosions de gaz, les lecteurs ont de quoi lire en prenant leur petit déjeuner mais il est vrai qu’une affaire où plane le doute et le mystère passionne la majorité. N’ayant rien à proposer dans ce style actuellement, j’ai l’aval de la direction via la rédaction pour parler de Jacques Léonardin, de la similitude entre les deux chutes distantes de vingt-cinq années.
Mon premier papier déplaît à une association qui s’occupe particulièrement de personnes dépressives, la présidente me reproche de parler de la fameuse falaise de Balermont, de sa facilité d’accès et elle me rend responsable des éventuels suicides qui pourraient se produire dans ce site.
Il est vrai que ma visite des lieux m’avait donné des frissons, alors que le bord de la falaise est inaccessible sur sa majeure partie car il protégé par des buissons épais et un haut grillage, plusieurs mètres sont absents de véritables protections, le panneau signalant la dangerosité de l’endroit est criblé d’impacts de balles et de chevrotines, donc illisible. Par politesse, j’avais téléphoné à monsieur Mazoyer, maire de Balermont avant de diffuser mon article, il approuvait mon initiative et m’encourageait à parler de ce problème. Dans le cas contraire, je n’aurais rien changé mais cette demande préalable annihile les éventuels reproches postérieurs.
- Vous comprenez, cette partie du plateau est une propriété privée, depuis que notre équipe est aux commandes de la mairie, nous multiplions les interventions pour obliger le propriétaire à prendre des dispositions sécuritaires, il fait la sourde oreille, notre requête auprès des instances compétentes est toujours en souffrance.
J’apprenais que le propriétaire des lieux est un industriel très influent dans la région, à la tête de trois usines qui emploient six cents salariés, de quoi se permettre d’être sourd aux injonctions administratives.
La lettre anonyme que je reçois à mon adresse, ce qui est surprenant car seuls parents et amis la connaissent, est une sorte de rébus. Après une introduction m’encourageant à rechercher la vérité, la suite est nébuleuse.
Vous mettez les pieds dans un plat encore brûlant, évitez de faire des vagues sinon vous risquez de tomber sur un bec, d’autant plus que les roches sont glissantes et les anguilles bien cachées.
J’aime assez ce genre d’énigme, mon correspondant est spirituel et me délivre un message qu’il me faut décoder. Et puis j’éprouve une certaine satisfaction en constatant la réaction des lecteurs car, en dehors de la missive mystérieuse et du sermon des antidépressifs, je reçois d’autres lettres. Quelques dérangés qui savent qui a poussé monsieur Léonardin dans le précipice, certains accusent leur conjoint ou leur voisin mais la majorité des correspondants revient sur le premier accident. Un ancien maçon se souvient de la scène et m’invite chez lui pour en parler, il réside dans un village proche de Balermont. Un autre témoin était chef d’équipe sur le chantier des réservoirs, lui aussi a gardé en mémoire cet accident, il est en retraite au Pays Basque et il me donne des précisions.
Après la chute des trois hommes, j’avais examiné le madrier défectueux, il présentait la trace d’un coup de scie et j’avais signalé cette anomalie à la direction, il m’a été répondu que cette marque provenait certainement d’une entame malencontreuse. Je crois surtout que pour éviter les ennuis qu’un tel accident pouvait générer sur un chantier et étant donné sa bénignité, il fallait le taire.
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