Le moulin des ombres
Comme promis, deux jours après la découverte du corps et le lendemain de la parution de mon article, nous recevions un descriptif complet de la victime et un portrait-robot. Je rappelais la gendarmerie pour demander le numéro de téléphone du service habilité à recevoir les éventuels appels, une affaire précédente nous avait valu un encombrement intempestif des nos lignes, des dizaines de lecteurs avaient crû reconnaître un parent, un ami ou un voisin.
- Un problème, certains citoyens ont une aversion pour notre unité, notez également mon numéro personnel...vous tombez bien, j’allais vous avertir, nous avons l’accord de toutes les parties prenantes, l’assèchement de la partie canalisée est prévu pour vendredi, les vannes seront ouvertes partiellement dès demain pour éviter qu’une masse d’eau déferle, donc vendredi vers quinze heures, nous devrions voir le fond du bief, nous aurons peut-être la clé du mystère.
- La réaction des Delvaux?
- Bien obligés d’être d’accord, et puis ils en ont profité pour demander un nettoyage complet du bassin, donnant donnant que voulez-vous.
- Et le fil du téléphone ?
- L’accident est peu probable, il se peut qu’ils aient été victimes de farceurs tout simplement comme il en subsiste dans notre cambrousse, une équipe de jeunes en goguette, le service des télécommunications va faire une étude au point de rupture et nous renseignera, nous aviserons de la suite à donner.
Daniel est un connaisseur, ce collègue m’avait recommandé une petite auberge nichée dans la verdure, à quelques bornes du moulin de la Brèche et, malgré ma réputation de gastronome préhistorique, ne m’intéressant à l’alimentation parce que c’est indispensable, je dois dire que la truite et son accompagnement étaient délicieux. La serveuse accorte avait également contribué au plaisir de déjeuner loin du tohu-bohu de notre resto attitré. Seule ombre au tableau, l’addition un peu salée qui n’échappera pas aux doigts crochus de notre comptable. « Alors, Laurent, tu imagines avoir grimpé d’un échelon? »
Je freine à mort, j’approchais de Lannois et me retrouvais nez à nez avec un mastodonte rouge tirant un épandeur d’insecticides, ailes déployées. Nous restons quelques secondes immobiles, nous regardant comme des chiens de faïence, puis le pilote de l’engin, haut perché dans sa cabine, se penche vers moi et me fait signe impérativement de reculer. J’aurais une autre solution à lui proposer, qu’il replie ses tuyaux percés et je pourrai me glisser entre la berme et lui ; je descends de la voiture pour lui soumettre poliment mon projet.
Le paysan a une singulière allure, coiffé d’une casquette blanche d’un modèle qui ne se rencontre que sur les terrains de golf, son tee-shirt présente une marque de fabrique réputée. Rasé de frais, chevelure brune ondulée, il a un physique qui ne colle pas vraiment à sa situation.
- Vous vous croyez sur une avenue? Je travaille moi figurez-vous, ce bidule comme vous dites me fait des caprices, il refuse de se replier, je sors d’un champ et dois m’engager sur le chemin de droite, il me reste une dizaine de mètres environ à parcourir, vous dégagez un peu et je vous laisse la voie libre.
J’obtempère, en souhaitant qu’un automobiliste pressé et inattentif ne survienne dans mon dos.
Avant de bifurquer sur un chemin de terre, l’étrange rural me gratifie d’un grand salut amical.
Cette fois, il hors de question que je passe par le moulin, le portail est clos, les Delvaux doivent être en Océanie. J’emprunte un chemin tout juste carrossable, longe une habitation et des bâtiments délabrés, certainement ceux de l’ancienne menuiserie, franchit un ponceau étroit. Plusieurs véhicules sont stationnés le long de la rivière, je ne vais pas plus loin.
Beaucoup de monde autour d’un tractopelle qui se met en position au bord du chenal vidé de son eau, un camion recule, prêt à recevoir les tonnes de boue qui tapissent le fond. Les murs de pierre sont recouverts d’une sorte de mousse noirâtre, quelques petites bulles d’air s’échappent de la masse visqueuse.
Un gendarme barbu vient vers moi.
- Nous attendons l’adjudant, il est parti à la rencontre du capitaine Verlet, c’est l’officier qui prend l’affaire en mains.
- Qui sont ces civils, des curieux?
- Yves Lemoine, le maire de Lannois et quelques habitants.
Je regarde le maire, il me rappelle le play-boy conducteur de tracteur, la même casquette, à part la couleur, celle-ci est verte.
- Monsieur Lemoine a un fils?
- Deux, enfin un qui peut être montré et au autre qu’il cache, en fait un bien réussi et un raté; il a aussi une fille, beaucoup plus jeune.
- Et le bien réussi conduit un tracteur rouge.
- Vous venez de le rencontrer sur la route de Lioville, nous l’avons aperçu dans les champs, oui c’est bien Arnaud, un play-boy, genre coq de village, j'ai entendu dire que la dame du moulin l'apprécie aussi.
Un peu commère ce gendarme, il est vrai que ces hommes de terrain savent beaucoup de choses sur les mœurs de leurs protégés, leurs tournées de nuit leur font découvrir toutes sortes de manèges et puis les poivrots ramassés à la sortie des cafés sont bavards. Que Zaza apprécie le fils Lemoine c’est plausible, comme il m’avait semblé le comprendre, la dame doit avoir envie de meubler ses loisirs, c’est peut-être les campagnards qu’elle aime plutôt que la campagne.
- Des golfeurs les Lemoine?
- Golfeurs? à cause des casquettes, ils doivent en avoir une collection, l’autre fils en porte une identique...vous pensez dans la nature du matin au soir, ils n’ont pas besoin de jouer au golf pour prendre l’air.
L’adjudant Gobert me salue de loin, il marche sur les traces de son chef, les deux hommes se dirigent vers le bief d’un pas cadencé. D’un ordre impératif, l’officier fait reculer les badauds de plus en plus nombreux, il fait signe au grutier qu’il peut commencer à curer le canal.
Les premiers coups de pelle remontent un limon gluant et malodorant, puis quelques objets hétéroclites apparaissent, un cadre de vélo, un sommier à ressort, une carcasse de landau, des jantes et des batteries de voiture, plusieurs tôles rouillées. Chaque pièce est pincée délicatement par la pelle et déposée sur le talus. Le fond est raclé, un premier camion est plein, l’autre vient prendre la relève.
- Une pierre...c'est une meule !
……
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