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Le rocher du diable

Le plus âgé des deux clients approche, difficile de lui donner un âge, il lui manque quelques dents, sa barbe de trois jours masque un visage buriné et ridé, sa casquette semble rivée à son crâne comme un couvercle de cocotte-minute.

…………….

- Vous vous rappelez de moi, il y a deux ans, l’accident juste sur le  pont de chemin de fer, le camion en bascule, vous êtes venu avec un gars qui prenait des photos, je faisais la circulation, j’suis sapeur pompier volontaire, le chauffeur a eu une sacrée chance, plus d’une heure coincé dans sa cabine, si le tracteur se cassait la gueule sur la voie, le pauvre était mort.

- Celui qui est tombé du haut de la falaise a eu moins de chance.

- Vous êtes de la police vous ?

- Monsieur Laurent Passy est journaliste au siège.

- C’est vous Laurent Passy ? D’après votre écriture, enfin votre style d’écriture, je voyais plutôt en vieux briscard...moins de chance vous dites? Ou il a sauté de son plein gré ou quelqu’un l’a poussé.

- Ou il a glissé.

- J’y crois moins, monsieur Léonardin, je l’avais vu deux jours avant, il ne m’a pas reconnu vous pensez, j’étais un jeunot quand je venais livrer des matériaux sur son chantier, je bossais déjà chez Godart. C’est quand je lui ai parlé du tas de sable qu’il s’est souvenu de moi, c’est un peu grâce à ma prudence qu’il a échappé à la mort, j’avais vidé trois camions de sable fin contre le bâtiment, le terrain était mou sur le chantier, je ne voulais pas reculer trop loin, peur de m’embourber. La veille de l’accident,  il m’avait engueulé, disant qu’à cause du sable, l’humidité allait rentrer dans les murs  neufs pas encore crépis, remarquez il avait raison... n’empêche que le lendemain il pouvait me féliciter, lui et les deux cravatés...cette fois, je n’ai pas eu le temps de vider du sable au pied de la falaise, et puis, d’une hauteur pareille, c’est une belle couche de  laine de verre que j’aurais dû mettre. C’est quand même bizarre cette chute, vous ne croyez pas ?

L’autre client, plus jeune, s’enhardit.

- J’étais avec Marcel quand il a rencontré le monsieur en question, nous avons discuté, il était content d’être à Balermont, de retrouver le bon air pur et le calme de la campagne, il nous a parlé du Sénégal, de l’Arabie, du chantier du réservoir et de l’ambiance qui régnait dans ce temps-là au bourg, il nous a raconté sa fameuse chute de l’échafaudage, la frousse quand il a senti le madrier céder sous son poids et qu’il a été comme aspiré par le vide, la drôle d’impression que ça lui a fait de se retrouver dans le sable jusqu’au cou, il en riait... j’ai trouvé qu’il était drôlement causant pour un ingénieur, quand j’ai appris qu’il s’était suicidé, ça m’a fait un choc, je suis comme Marcel j’ai des doutes.

- Si il avait été poussé dans le vide, par qui et pourquoi ?

- Vous savez les gens d’ici, c’est des rancuniers, vingt cinq ans, pour eux c’est rien.

La patronne  vient se mêler à la conversation.

- Je les connais bien les habitants du canton, ils ont une bonne mémoire, si le chef de chantier avait fait une vacherie à un habitant de Balermont ou des bleds du secteur, le gars s’est vengé.

 - Moi il y a douze ans que je suis là, j’ai entendu parler de l’échafaudage qui a craqué, certains disaient que la planche avait été sabotée.

Marcel confirme les dires de son acolyte mais module.

- C’est chaque fois pareil, quand un madrier pète c’est toujours un sabotage, les marchands de bois savent se défendre.

- Les bois venaient de la société Godart ?

- Vous avez retenu le nom, oui mais nous allions charger directement à la scierie Lemoine, à Auzémont. Les bois étaient réceptionnés par un contremaître de l’entreprise SOVAT, mon cousin  travaillait à la scierie à cette époque, il disait que le réceptionnaire était un chiant, il examinait soigneusement chaque pièce à l’endroit et à l’envers, mettait de côté les madriers noueux ou ayant le moindre défaut, c’est vous dire que la cassure était louche.

Yves marque des signes d’impatience, diriger une agence laisse moins de liberté qu’être journaliste de terrain, je le comprends et nous quittons le café du Commerce, sa patronne et ses clients.

- Si tu  écoutes ces péquenots, ils t’embarquent dans des histoires à n’en plus finir.

- N’empêche que souvent, ils apportent des renseignements intéressants, la barbouillée n’a pas tort quand elle parle de vengeance différée, le madrier qui casse lors du passage des huiles, c’est suspect.

- En cas d’attentat, quel était l’homme visé ? Ils étaient trois sur l’échafaudage...et tu veux remonter si loin ? quelle chance tu as, moi je travaille au jour le jour, ce qui est passé est aussitôt oublié, je dois remplir mes trois ou quatre pages locales avec des sujets souvent bien ternes, coller des photos où le député, le conseiller général et le maire  doivent être aux premières loges, je pourrais presque faire des copies d’années en années, les événements se renouvellent et se ressemblent...avant de quitter le bourg, si tu as encore un peu de temps, j’aimerais rendre visite à notre correspondant, il va obligatoirement apprendre notre incursion sur ses terres, il risque de faire la gueule.

- Difficile à gérer à ce niveau je crois?

- Plus ou moins, les meilleurs sont des rouspéteurs et ils ont parfois raison de rouspéter, les autres s’en fichent, beaucoup de passage surtout, il faut recruter à longueur d’année, mettre en route à chaque fois, quand la personne est à peu près rodée, elle tire sa référence, tu vois le travail, c’est lassant.

- Faut les comprendre, avec ce qu’ils gagnent par article ou par photo, c’est presque du bénévolat.

- Celui qui prend son boulot au sérieux, qui se déplace, qui gratte aux portes est réellement sous-payé, Jean-Pierre fait partie de ceux qui se contentent de leur petit train-train, il transmet les annonces courantes, couvre les manifestations locales sans extrapoler, le correspondant tranquille, tout de même un tantinet râleur.



06/08/2011
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