La mémoire oubliée
Maître Margon avait accepté de me rencontrer, maire et conseiller depuis des lustres, il a transmis la charge de notaire à son fils Didier mais on dit dans le canton qu’il a toujours un œil sur les activités de l’étude, et heureusement.
-Je vois que vous vous intéressez à notre région à la Gazette, j’ai entendu dire que vous enquêtez sur des faits qui se sont déroulés durant l’occupation.
Les services de renseignements du notaire fonctionnent bien.
-Vous avez un peu de temps jeune homme, j’ai beaucoup de choses à vous raconter sur cette période.
Le notaire se cale dans son fauteuil.
-Passons sur la drôle de guerre, j’étais capitaine de réserve, pris au piège avec mes hommes dans un fort de la ligne Maginot et envoyé dans un stalag en Allemagne. Mon père, un ancien de la Grande Guerre, choqué par la tournure des événements décède, je suis libéré et reprend l’étude. Heureusement, nous avons un clerc au courant de toutes les affaires, Jean Martin, grâce à lui, je peux poursuivre l’œuvre de mon père.
Maître Margon reprend son souffle et poursuit :
-Dès mon retour à Montlieu, le Conseil Municipal me demande de reprendre la charge de maire assurée par l’adjoint, j’hésite, je crains d’être confronté à des problèmes majeurs après l’armistice, pour avoir côtoyé des militaires Allemands, je sais qu’Hitler a l’ambition de soumettre l’Europe à sa botte, et puis j’accepte, pensant que je pourrai me rendre utile à ma commune, à mon pays…Vous voulez un rafraîchissement ?
J’accepte un jus d’orange qu’il sort d’un mi-réfrigérateur.
-Je suis aussi à la diète, conseil de mon toubib, il a certainement raison, nous allons trinquer…Nous ne sommes pas trop envahis par l’occupant, je me débrouille pour ne pas suivre à la lettre des instructions de Vichy, un soir de novembre 1943, je reçois une visite inattendue, celle d’un ancien compagnon de captivité, le capitaine Grégoire, il s’est évadé et a rejoint de Gaulle en Angleterre, parachuté dans notre région il chargé de coordonner les actions de la résistance dans notre département, il me parle d’un groupe qui évolue dans le secteur forestier d’Oberville, le groupe Clément, et me demande si je peux servir de relais pour le courrier, les communications par radio étant trop dangereuses.
Un coup de téléphone interrompt mon interlocuteur, il demande à ne pas être dérangé.
-Il y a des bavards au téléphone… J’accepte cette mission, je suis toujours officier de réserve, mes contacts sont Simon Chauby, le facteur d’Oberville, un gendarme de la brigade de Montlieu et un garde-forestier, j’ai également des contacts avec des passeurs et des personnes qui cachent les juifs traqués.
-Et Auguste Pierret, j’ai appris qu’il avait sauvé une vie ?
-Vous feriez un excellent détective, d’où tenez-vous cette information, pauvre Auguste, il n’a pas eu le temps de savourer la victoire, vous croyez qu’on peut encore évoquer des faits aussi anciens ?
-Je vous en prie.
-Vous y tenez.
Maître Margon vide son verre et continue.
-Nous sommes en fin d’après-midi, le jeudi 6 avril 1944, depuis le début de l’année, la résistance est active dans notre secteur, je vous passe les détails, ce jour-là donc, j’entends des bruits de moteur dans la rue et deux officiers de la gestapo accompagnés de deux miliciens font irruption dans mon bureau, vous imaginez mon état, persuadé qu’ils sont au courant de mes agissements et qu’ils viennent m’arrêter. Je suis soulagé quand l’un des miliciens déploie une carte sur mon bureau et me demande de leur situer un lieu-dit sur le finage de Champbourg, c’est bien le notaire qui est sollicité mais je tressaille quand ils me parlent des Barrettes, à cet endroit, en bordure de forêt, se trouve un ancien chalet de chasse et je sais qu’il sert de refuge aux résistants, éventuellement de lieu de réunion.
-Des maquisards du groupe Clément ?
-Non, c’est un autre groupe qui gravite dans ce secteur, à l’opposé d’Oberville, je rechigne, j’hésite, mais ces messieurs se fâchent. Prétextant un besoin pressant, je vais dans les toilettes et griffonne sur un morceau de journal… le papier hygiénique était inexistant… « Pierret, Champbourg, Barrettes», en sortant, je fais un petit signe significatif à mon clerc.
-Et ils vous obligent à les guider sur place ?
-Exactement, en jetant un coup d’œil par la fenêtre, je constate qu’ils ont des renforts, deux autos-mitrailleuses et une moto, pour gagner du temps, je demande à prendre une petite laine, un voyage en décapotable ce n’est pas encore la saison, j’espère que monsieur Martin parviendra à joindre Auguste Pierret par téléphone.
-Qui aura le temps d’avertir les maquisards.
-En envoyant un émissaire, c’est ce que j’espère mais, en arrivant aux abords du chalet, un homme en sort, il est copieusement mitraillé et s’écroule. Les Allemands tirent encore des rafales contre le chalet puis l’encerclent mais apparemment il n’y a plus personne, ils fouillent la forêt voisine avec leurs chiens, en vain. Je vis un véritable cauchemar, un officier me demande d’identifier l’homme abattu, je crois le reconnaître, mais je ne dis rien, je crains de subir le même sort, puis finalement je suis véhiculé jusqu’à Montlieu et libéré devant l’étude.
-Votre clerc avait réussi à joindre le maire de Champbourg.
-En effet, il avait compris mon signe, avait entendu quelques mots, la chance que le téléphone fonctionnait car en effet, la gestapo était bien renseignée, je l’ai su plus tard, une réunion se tenait dans le chalet, ils étaient une quinzaine.
-Et l’homme abattu était l’émissaire ?
-Exact, mais le pire est survenu le soir même, Auguste Pierret avait envoyé un jeune homme du village, un fils Mazard, il me semblait bien que c’était la victime, un garçon peu simplet surnommé Bouboule, il aurait dû quitter les lieux aussitôt sa mission remplie mais il s’est attardé dans le chalet, allez savoir pourquoi, après une identification, toute sa famille a été emmenée pour une destination inconnue, les parents et trois jeunes de 14 à 18 ans.
Maître Margon se tasse sur son fauteuil, son front perle de sueur, ses yeux s’embuent.
-Aucun n’est revenu, je me suis senti coupable, je me sens encore coupable, six morts innocents.
-Mais les résistants ont été sauvés !
-N’empêche, d’ailleurs Auguste Pierret avait les mêmes remords que moi.
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