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Le rocher du diable

Je passe un coup de fil à l’agence locale chargée du secteur de Balermont, Yves, le responsable est un ancien correspondant qui a une excellente connaissance du terrain, d’ailleurs, pour les sujets un peu délicats, il se déplace lui-même et m’appelle rapidement quand il le juge utile.

- Deux solutions, se référer à moi ou me prendre en passant, le chef de la brigade de Balermont est un adjudant à deux ans de la retraite, un vieux routier sérieux mais plus réellement motivé, le drame est relativement récent, je pense que le dossier est encore ouvert.

J’adopte la seconde solution et j’ai raison, l’adjudant Marchaux est bougon, notre démarche le dérange.

- Vous les journalistes voudriez que chaque suicide devienne un crime, cela arrangerait bien vos petites affaires, vous pourriez boucher des trous et tenir vos lecteurs en haleine, c’est chaque fois la même rengaine, sur le coup la famille est tellement abasourdie qu’elle ne réagit pas, puis quelques semaines plus tard, vous recevez une lettre, un coup de téléphone ou une visite et c’est une autre chanson, je comprends cette réaction, mais il nous est impossible de réactiver un dossier sur le point d’être clos, sauf si les réclamations sont accompagnées de faits nouveaux, de preuves évidentes.

Ce genre de déclaration a le don de stimuler mon envie de fureter, je vais devoir être attentif, éviter d’aller trop vite et trop loin et surtout prévenir mon patron avant que des informateurs haut placés le tiennent au courant de mes pérégrinations.

 

C’est le jour de fermeture de l’hôtel-restaurant de la Falaise, Yves me propose une halte au café du Commerce mais avant, il me guide vers la rue de la Carrière.

 Derrière une rangée de maisons coquettes, la falaise abrupte forme un véritable mur, elle domine potagers et vergers.

- Jacques Léonardin est tombé de là-haut  sur un cabanon, le propriétaire était dans son jardin, il a donné l’alerte immédiatement, notre correspondant local étant absent, nous avons pris le rapport succinct de nos amis gendarmes.

- Bel endroit pour faire le plongeon de la mort.

- Une bonne vingtaine de mètres, environ la hauteur d’un immeuble de six étages, si tes pas te guident en haut de ce mur, fais attention,  par endroit, la protection est pratiquement inexistante.

- C’est une ancienne carrière d’où le nom de la rue?

- Non, entre les deux guerres, un entrepreneur voulait exploiter cette pierre mais les écologistes de l’époque s’y sont opposés fermement...c’est l’histoire qui se raconte, mais d’après certains érudits, les Romains se servaient de ce calcaire pour construire des routes, des milliers d’esclaves transformaient les gros blocs en petits pavés...voilà, c’est juste à ce niveau, l’homme est tombé sur la cabane verte...

Quelques rideaux se soulèvent, notre présence intrigue.

 - D’après sa fille, le chef de chantier avait revu une ancienne connaissance, une certaine Albertine, patronne d’un centre équestre de la région.

- Albertine ? Il ne peut s’agir que de mademoiselle Dubuisson, elle  dirige effectivement un petit centre équestre dans les environs. Je l’ai rencontrée en 92, une annexe de sa fermette avait été incendiée. Nous avions eu quelques problèmes avec elle, notre compte-rendu lui avait déplu, nous avions émis quelques doutes sur les circonstances déclarées, l’accident électrique paraissant peu crédible, à cause de notre article, elle aurait eu des difficultés avec les assurances.

Ce genre de problème est possible, particulièrement dans les accidents de la route, il faut être prudent, éviter de prendre le premier témoignage venu, les assureurs lisent aussi les journaux, le partage des responsabilités peut être modifié.

- Si je comprends bien, dans le cas où je voudrais rendre visite à cette Albertine, je devrais me débrouiller seul.

- Tu as tout compris Laurent.

- Une vieille dame acariâtre ?

- Tout juste, une bonne cinquantaine, profil de cavalière,  femme moderne et séduisante mais  beaucoup de caractère...à mon avis elle a une certaine aversion envers notre sexe, des déceptions probablement.

- Elle veut mener les hommes à la cravache, comme ses chevaux, tu me donnes envie de la rencontrer.

Le café du Commerce est calme, deux consommateurs sont accoudés au comptoir, ils se replient en bout pour dégager la place et nous dévisagent comme si nous étions des martiens. La patronne doit avoir un miroir opaque ou bien être myope comme une colonie de taupes, la couche de fard à joues et l’épaisseur du rouge à lèvres dépassent largement les limites du bon goût. Elle écrase sans délicatesse sa cigarette dans un cendrier surchargé et aboie sa demande.

- Ah ! Mais je ne me trompe pas, c’est monsieur Yves, notre journaliste, sur le coup, j’vous avais pas reconnu.

Le plus âgé des deux clients approche, difficile de lui donner un âge, il lui manque quelques dents, sa barbe de trois jours masque un visage buriné et ridé, sa casquette semble rivée à son crâne comme un couvercle de cocotte-minute.



04/08/2011
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