Le rocher du diable
- Si c’est pour juger ma peinture que vous avez risqué votre vie, aurevoir monsieur Passy.
- Risqué ma vie, comme Jacques ?
- Jacques est mort au pied de la falaise...où au-dessus, j’ai lu...les assassins étaient passés avant moi...c’est atroce.
Océane a fait quelques pas vers moi.
- Asseyons-nous, je suis morte, plus de deux heures que j’essaye d’incorporer un bosquet dans ma toile, voyez celui de droite, là-bas, je me demande si finalement je ne vais pas le couper.
Les rochers affleurants s’étagent en gradins, nous prenons place sur l’une de ces grosses marches lisses ; je suis deux crans au-dessus d’Océane, la décence l’exigeait car le bas de sa robe est continuellement agité d’un frémissement, pourtant je ne ressens aucune brise, même légère.
- Vous voulez parler de mon frère...ce sera vite fait, qu’il reste en prison, les gendarmes auraient de bonnes raisons de le garder à l’ombre.
- C’est-à-dire ?
Océane détourne son regard, elle fixe à nouveau le bosquet rebelle.
- Je dois être folle, souvent je me demande si Jacques avait bien fait de me tendre la main, il a été bien mal récompensé.
- La peinture vous permet de vous échapper.
- Elle me permet de survivre, quoique le terme ne convient plus, suis-je encore réellement vivante ?
Je serais prêt à démontrer à Océane qu’elle est bien vivante, son visage est tourné vers moi, ses longs cheveux sont rejetés en arrière, son cou à la peau claire me donne envie...je comprends les vampires, je veux me transformer en vampire...bon, on verra plus tard, pour le moment je dois trouver le moyen de confesser Océane.
- Parlez-moi d’abord de monsieur Léonardin.
- Jacques a dû venir ici au moins une fois lors de son séjour, peut-être cherchait-il à me voir... cette curieuse envie d’acheter ce morceau de terrain...et puis ...non vous allez me prendre pour une illuminée, près de ce rocher, j’ai l’impression de ressentir sa présence depuis qu’il est mort.
- Depuis le promontoire, vous apercevez Albertine de temps en temps?
- Albertine...pourquoi évoquez-vous cette... j’allais dire une grossièreté, puisque vous fouinez depuis plusieurs semaines dans les parages, vous savez quels sont les rapports entre l’Epinaie et les Barrettes, du moins entre les propriétaires, personne n’en parle ouvertement et tout le monde le laisse entendre, moi je peux vous dire qu’entre Hubert et Albertine se sont établis des relations que je qualifie de...diaboliques, c’est cela diaboliques, l’une et l’autre sont anormaux, ils se haïssent au point de se tirer dessus et...bon s’il vous plaît, je sens que je le tiens ce bouquet d’arbres.
Océane se lève doucement et se dirige vers le haut du rocher, je lui laisse prendre un peu d’avance et la rejoins.
- Je m’en fiche, à la limite cela m’arrange, Hubert a besoin d’un exutoire, c’est bien qu’il le trouve avec une autre.
- Et votre frère ?
- Quoi mon frère ? il faisait peur aux gamines de son âge quand il était jeune, sauf à moi bien entendu...et pourtant, j’aurais dû avoir peur de lui...
Océane me tourne le dos, elle s’agrippe à son chevalet pendant quelques secondes puis se retourne, elle est pâle mais manifestement elle se domine.
- Maintenant que les gamines sont devenues des femmes, elles le trouvent...attirant...c’est incroyable.
- Liliane est votre amie d’enfance ?
- Pas exactement nous nous sommes rencontrées chez les sœurs, en pension, j’avais douze ans... Liliane ? ...vous lui plaisez beaucoup monsieur Passy...remarquez je crois qu’elle aime tous les hommes ou presque.
- Sauf son cuisinier de mari puisqu’elle le trompe.
- Elle a de la place pour tout le monde, chacun sa nature...
- Maurice.
- Depuis longtemps, mais vous êtes au courant ? pourtant Liliane est d’une extrême prudence.
- Et si votre frère avait tué Jacques par jalousie ?
Océane part d’un grand éclat de rire, moi qui pensait que cette femme ne savait plus rire.
- D’une part Maurice ignore ce qu’est un sentiment, jalousie comprise, et d’autre part, Jacques et Liliane !
- Et Hubert jaloux de voir l’ingénieur roder autour d’Albertine, sa maîtresse.
- J’avais pensé à cette éventualité, d’ailleurs je l’ai déclaré aux gendarmes...c’est à vous que je dois cette convocation.
- Alors ce bouquet d’arbres ?
- Non finalement je renonce à l’incorporer, je rentre à la maison.
- Vous transportez votre petit matériel chaque fois ?
- Non, j’ai un petit abri à cent mètres d’ici, une cabane en bois, c’est bien pratique, adieu monsieur Passy et évitez de revenir ici...mon frère va être rapidement libre.
Le message est clair, Océane soupçonne son frère ; quels sont les rapports entre eux, « j’aurais dû avoir peur de lui » Maurice ignore la jalousie, les sentiments ? possible mais l’instinct possessionnel n’est pas un sentiment, c’est un état psychoaffectif qui peut mener à la folie. Maurice est au courant du rendez-vous puisque c’est sa maîtresse qui l’a organisé, il sait ce qui s’est passé il y a vingt cinq ans entre sa sœur et Jacques, il craint que les retrouvailles prennent une autre direction. Et Liliane complice ? si c’est bien elle qui hantait l’appartement de Courbevoie c’est possible. Et Albertine ? pourquoi avoir menti ? pour couvrir Liliane. Et Hubert ? J’avoue que je patauge un peu dans ce cloaque...comme je suis pris dans une nasse dans cet endroit sauvage, j’espérais trouver un endroit propice pour faire demi tour, je me suis avancé, c’est pire, le chemin devient impraticable, une seule solution, reculer. Manœuvre délicate, les arbustes masquent la vue, je recule mètre par mètre, mes rétroviseurs claquent contre la carrosserie...aie, une belle rayure...si seulement j’avais un sécateur pour me frayer un passage, à croire que les branchettes ont poussé depuis mon premier passage...J’ai mal au cou mais ouf, je suis enfin sorti du piège végétal, une bifurcation est la bienvenue, au prix de quelques coups de volant, de marches arrière et de marches avant, me voici enfin dans le bon sens.
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