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Le moulin des ombres

Un coup de fil de Gobert me surprend.

-Vous pouvez annoncer que le cadavre retrouvé dans le bief est très certainement Fabien Mangoni.

-Vous avez de nouvelles preuves ?

-De nouveaux indices, et puis cette annonce peut provoquer des réactions estime mon chef, les autres médias ont été prévenus.

Par prudence, j’émets tout de même des réserves.

 

Je suis comme attiré par la vallée de la Livette, cette rivière qui vient de subir un sérieux lifting dans sa partie canalisée, j’ai envie de voir la masse d’eau à nouveau bloquée contre les vannes, certainement une eau plus claire. Les époux Delvaux vont être satisfaits, les mauvaises odeurs doivent être disparues à présent. Je laisse ma voiture à l’entrée du chemin, passe devant l’ancienne menuiserie. Quel destin tragique pour le père et le fils Mangoni, mourir au même endroit, pratiquement dans les mêmes conditions, se retrouver dans la même fosse vaseuse à quelques coups de rame de chez eux.

L’endroit est paisible, je passe sur le pont au parapet couvert de mousse, la rivière coule joyeusement sous l’arche unique et va se bloquer contre l’écluse, seul le trop plein passe au-dessus des planches et forme une cascade régulière qui vient s’écraser sur les galets. Un tourbillon écumant puis, comme à regret l’eau poursuit sa course et disparaît sous une voûte végétale épaisse.

L’instant d’un éclair, je distingue une ombre derrière la haie de thuyas, un intrus dans la propriété des Delvaux, un cambrioleur peut-être. Des bruits de pas rapides, à nouveau le silence à part le gazouillis de l’eau. Je scrute le talus qui remonte vers la route, personne, le gaillard doit se planquer dans le fourré. Je gravis les trois marches qui permettent d’accéder à la passerelle, je suis mieux placé, je domine une partie du parc. Je ne vais pas plus loin, le visiteur peut être animé de mauvaises intentions, j’ai déjà donné dans ce genre de situation et j’ai même failli y laisser ma peau.

Je veux regagner ma voiture,  j’aperçois une forme qui détale comme un lapin, le visiteur est déjà sur la rive gauche à flanc de coteau et il s’évanouit dans un bosquet. Une tache blanche sur le talus, au pied d’un noisetier...une casquette, encore ce fameux modèle grand luxe familier dans la famille Lemoine. Qui est ce gaillard? Arnaud plutôt qu’Yves, à moins que le maire de Lannois soit un coureur de demi-fond ce qui m’étonnerait. Que venait faire le dandy dans la propriété de ses voisins? Un autre sabotage? Il doit être un habitué des lieux puisque d’après le gendarme bavard, il aurait ses aises au moulin et particulièrement en l’absence du maître de maison.

Je regarde en direction du bosquet de bouleaux, le promeneur pressé habite dans cette direction. Je distingue des toits de tuiles rouges émergeant d’un vallon, la ferme des Lemoine très certainement.

C’est la journée des surprises; stationnée devant les ruines Mangoni, une voiture bloque le passage, une femme est au volant. L’immatriculation départementale m’édifie rapidement, 32, le Gers. La sœur de Fabien? J’approche, la dame a le regard fixé en direction des  bâtiments.

- Vous êtes perdue jolie madame, puis-je vous remettre dans le droit chemin?

Habituellement ce genre de question me vaut des réponses amusantes ou désobligeantes, c’est un excellent test pour connaître le caractère de la personne interpellée ; cette fois, je ne reçois aucune réponse et je reste planté.

Enfin, la conductrice daigne se tourner vers moi.

- Que cherchez-vous monsieur? Passez votre route s’il vous plaît.

- Pardonnez ma goujaterie madame, je comprends ce que vous pouvez ressentir dans un tel endroit.

Un beau visage mais triste, des yeux embués, cette attitude confirme ma première impression.

- Comment, vous savez qui je suis? Vous êtes un voisin? Je  ne vous ai jamais rencontré à Lannois.

Je me présente brièvement, lui explique succinctement les raisons de ma présence au bord de la rivière, la jolie brune se décrispe un peu, elle descend de son véhicule et me tend la main.

- Vous avez vu juste, je suis effectivement Marianne Mangoni, je viens de faire huit cents kilomètres presque d’un seul jet, je suis claquée...mais restez couvert, je vous en prie.

- Ce couvre-chef ne m’appartient pas, je viens de le trouver.

Je glisse la casquette dans ma poche.

- Vous avez un point de chute dans les environs?

- Nous n’avions aucun parent dans la région, j’ai perdu tout contact avec mes amis depuis longtemps, je vais chercher une chambre d’hôtel à proximité.

- Si vous voulez utiliser mon téléphone de voiture.

- Non merci, mais j’aurais un autre service à vous demander, j’ai peur de pénétrer seule dans cette maison, je suis montée sur le perron et je n’ai pas eu le courage de pousser la porte, si vous acceptiez de m’y accompagner.

J’avoue à Marianne que j’ai déjà eu l’occasion d’entrer dans la maison avec les gendarmes, je n’ose lui décrire le désordre qui règne dans l’atelier.

Je stationne dans le couloir humide et malodorant, laissant la fille du menuisier aller de pièce en pièce.

- Je voulais vendre depuis longtemps, couper définitivement mes racines avec cet endroit qui me rappelle trop de souvenirs et surtout des souvenirs pénibles. J’avais six ans à la naissance de Fabien, maman est décédée le même jour, douze ans plus tard c’était la mort tragique de papa.

- Vous aviez admis les circonstances de cette disparition?

- Je venais de terminer mes études secondaires, je travaillais dans un salon de coiffure, à dix-huit ans je ne réalisais pas vraiment, j’avais constaté la détresse qui envahissait mon père, il ne me disait rien, ne me parlait jamais de ses ennuis d’argent, je les devinais... maintenant, les gendarmes supposent qu’il a été assassiné, c’est terrible...et Fabien?

- Vous pensez que votre frère a subi le même sort?

- C’est vous qui le laissez entendre monsieur le journaliste, j’ai fait le plein d’essence en arrivant dans la région et acheté la Gazette Républicaine par la même occasion.

- Aucune preuve formelle pour affirmer que la victime est votre frère.

- Je sais mais tout concorde.

- Lors de la disparition de votre papa, avez-vous tout de suite songé à une issue fatale? Le corps n’avait pas été découvert.

- Nous étions résignés, nous pensions à la noyade bien naturellement, cette masse d’eau à proximité ; quand j’étais gamine, j’allais au bord du canal et combien de fois ai-je eu envie de me jeter dedans, de quitter ce monde, mon père était gentil mais il ne pouvait remplacer maman.

- Des recherches avaient été entreprises dans le bief, avant la remontée spontanée du corps?

- Des recherches timides, et puis tout le monde pensait que les crues de l’hiver l’avait emporté, les recherches ont eu lieu en aval...Fabien, vous pensez que les gendarmes sont sur la bonne piste? Je suis convoquée à la gendarmerie, j’appréhende les jours à venir, les formalités, les obsèques, je n’ai jamais été confrontée à une telle situation.

- Vous êtes...seule?

- Mon ami travaille à Auch, il ne pouvait m’accompagner, il viendra me rejoindre en fin de semaine.

Nous sommes arrivés dans la galerie surplombant l’atelier.

- Oh! mon Dieu, c’est affreux...c’est ici que je passais le plus clair de mon temps, papa m’avait confectionné  un petit fauteuil et je m’installais, regardant ce qui se passait  en bas. Je voyais papa évoluer, scier, raboter, les odeurs des bois montaient jusqu’ici, je parvenais à identifier l’essence travaillée, le chêne et sa poussière fine qui venait se poser sur la rambarde, le sapin et son odeur âcre. Je suivais toutes les phases de la fabrication d’un meuble, j’entendais les machines chanter; par contre, quand il montait un cercueil, je me sauvais, j’attendais que cette vilaine boîte quitte l’atelier pour revenir, j’avais peur de la mort, j’ai toujours peur de la mort.

Marianne Mangoni s’appuie sur la glissière.

- Attention, elle pourrait craquer.

- Aucun risque, c’est du solide, papa avait peur que nous chutions, elle est faite pour  résister longtemps...quelle désolation, c’est terrible...partons, s’il vous plaît.

Je lui prends le bras car elle marche comme un automate. Arrivée sur le perron, elle jette un  regard circulaire avant de descendre l’escalier de pierres usées.

- Rien n’a changé, le décor est immuable, comme figé, même les peupliers ne semblent pas avoir grossi.

Nous faisons quelques pas vers la rivière et Marianne s’assied sur le parapet, elle porte son regard en direction du bief sans dire un mot, je respecte son silence et regarde le filet d’eau claire qui serpente entre les galets. Et dire que ce cours d’eau paisible peut enfler et envahir les maisons riveraines. Marianne doit avoir la même pensée que moi.

- Papa voulait posséder le moulin afin de maîtriser le cours de ce ruisseau fantasque, de le réguler, ouvrir les vannes avant que la boue n’envahisse son atelier, si les Lemoine avaient mis le grappin dessus, c’était la catastrophe, ils auraient tout fait pour nous causer des ennuis.

- Un certain antagonisme entre les deux familles.

- Pire, la haine s’était installée, ces rapaces veulent tout, ils ont dû faire une maladie quand le professeur Delvaux a acheté le moulin.

- Vous étiez encore propriétaire?

- Oui et non, la banque avait une hypothèque, la propriété était saisie, nous avons payé des frais importants, le produit de la vente ne couvrant pas toutes les créances; d’ailleurs ce sont tous ces problèmes  qui nous ont séparés, Fabien et moi...heureusement notre maison n’était pas hypothéquée, papa nous l’avait donné avant de disparaître.

- Vous connaissez les Lemoine, parlez-moi d’eux.

- Je voyais Arnaud à l’école du village, quelques fois ici, près de la clôture, il était gentil, aimable, par contre, son grand frère Norbert me faisait peur, vous l’avez déjà vu?

- Non, il est anormal paraît-il?

- C’est un monstre vous voulez dire, souvent il venait de l’autre côté de la rivière, il grimpait dans les arbres comme un singe et regardait vers notre maison, pendant des heures il nous guettait, il a une grande tête, des yeux renfoncés, et puis c’est un costaud, une force de la nature.

- Il court vite?

- Il doit avoir dans les trente cinq ans maintenant, il courait vite c’est vrai, souvent accompagné d’un gros chien, je me souviens, tout deux galopaient dans les bois et les prés, pourquoi cette question ?

Je parle du fuyard.

- Possible que ce soit lui, il devait rôder autour du moulin, j’ai vu  le portail fermé en passant, les Delvaux doivent être absents.

- Et sa mère?

- Annie? Je préfère me taire.

- Vous restez quelques jours, je pourrais éventuellement vous revoir?

- Je pense descendre à l’hôtel du Commerce de Saint-Julien, donnez-moi votre numéro de téléphone.

 



15/03/2011
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