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Le rocher du diable

La conversation avait été décousue tout au long du déjeuner mais aucune allusion aux affaires, alors que je m’attendais à un tête-à-tête, Alain et Sylvia étaient à notre table et j’avais félicité la cuisinière.

- Le volatile a été élevé à l’air libre et nourri uniquement au grain, il a vécu une véritable vie de coq, il ne pouvait faire autrement que d’être naturel.

Le dessert à peine terminé, Albertine m’entraînait vers un salon aux meubles de style que je classais  Louis XVI, mais je ne suis pas vraiment un spécialiste du mobilier ancien.

J’avais refusé le digestif et le cigare.

- C’est donc cela les hommes modernes, je me demande s’ils savent apprécier les bonnes choses de la vie.

La cavalière me fait payer cher mon manque d’enthousiasme lors de notre promenade dans la nature.

- Michel Mazoyer vous a mis au courant des intentions de monsieur Léonardin, ce n’était plus un secret, l’employée de la mairie est une véritable pipelette, remarquez la démocratie est ainsi respectée. La demande d’achat de ce fameux terrain ? si je vous dévoile la réalité des relations entre Jacques et moi, vous comprendrez le but de la manœuvre.

Albertine me fixe d’un air suffisant, sa dernière phrase suffit à me faire comprendre.

- Depuis deux ans, nous avions repris contact, oh ! pas à Balermont, je le rejoignais régulièrement  chez lui à Courbevoie, nous avions décidé de vivre ensemble, de reprendre les bonnes habitudes d’antan...contrairement à ce que tout le monde imaginait, le chef de chantier était un homme comme tous les hommes, avec sa force mais aussi avec ses faiblesses.... Après l’épisode Mario, il est venu à mon secours, j’étais fragile, vulnérable, il a su m’écouter, me redonner confiance.

Lors de ma première visite aux Barrettes, la cavalière m’avait laissé entendre qu’elle ne s’attendait absolument pas à la visite de son ami Jacques,  « la rénovation des boxes n’était prévue que pour l’an prochain, coïncidence »  je n’ai pas oublié ses paroles, elle mentait? Bien l’impression que c’est maintenant qu’elle ment, elle n’était pas au courant des intentions de Léonardin. 

- Et il se proposait d’acheter ce lopin de terre pour l’intégrer au domaine des Barrettes ?

- C’est à peu près cela.

- Et c’est vous qui aviez monté cette opération.

- Vous êtes brutal monsieur Passy, en parole ou en écrit beaucoup plus qu’en... action.

Et vlan, deuxième attaque en direction d’un point particulièrement sensible pour un homme, j’éprouve deux pulsions contradictoires mais la raison l’emporte, cette femme est encore plus compliquée que les autres, qu’elle pourrait être sa réaction si j’obéissais à un réflexe  primaire ?

Et puis, ce qui me surprend, c’est le peu d’émotion dont fait preuve Albertine en évoquant son ami Jacques, si j’ai bien compris, ils étaient amants vingt-cinq ans en arrière, puis se sont revus il y a deux ans pour reprendre des relations privilégiées avec l’intention d’officialiser. Une force de caractère et une propension particulière à dissimuler des sentiments, cette femme est effectivement dangereuse.

Elle ne réagit guère plus quand je parle de la reprise de l’enquête, de l’exhumation du corps de son ami.

- J’ai lu votre article monsieur Passy, vous avez l’art de l’emballage mais le ruban est un peu racoleur.

Je ne répond rien, sur ce plan, Albertine a raison, il nous faut trouver des titres qui attirent le lectorat et malheureusement les meilleures accroches sont presque agressives, si je suis timide, je me fais taper sur les doigts ou, pire, le bandeau échappe à mon contrôle et  devient réellement racoleur, voire provocant.

- Le jour de sa mort, il était passé vous voir ?

- Non, nous devions...nous retrouver le soir, comme la veille...

Enfin un léger émoi, une petite crispation au niveau de la bouche, des mains que se tortillent,  je désespérais.

- Connaissiez-vous son emploi du temps pour cette journée ?

- C’est contraire à mes habitudes de demander ce genre de choses et c’était contraire aux siennes que de faire des confidences, de toutes façons, nous avions décidés de garder chacun une parcelle d’autonomie, à nos âges, impossible de… s’amalgamer entièrement.

 

 Enfin un motif valable pour supprimer Léonardin, puisque c’était un secret de polichinelle, Hubert Fontan savait ce qui se tramait, ce morceau de terre qu’il convoitait allait rejoindre le domaine de sa voisine et ennemie, situation intolérable pour ce paysan.

- La mort de monsieur Léonardin a annulé votre espoir d’intégrer l’enclave.

- Eh ! oui, ce tas de cailloux est maudit, le nom du rocher n’est pas usurpé...vous aviez l’intention de faire une promenade vers ce lieu ?

- Eventuellement, si vous me prêtez un VTT. 

- Alain vous y conduira en 4/4, nous avons réparé le pont sommairement mais il tient.

Peu bavard mon compagnon de randonnée, moins que la fois précédente, le climat avait pourtant été amical durant le déjeuner, était-ce une façade ?

- Je vous laisse aller plus loin, je préfère rester près du véhicule, aucune envie de changer les roues une nouvelle fois.

Si Océane se trouvait sur le rocher, elle avait eu largement le temps de déguerpir, dommage, j’aimerais la revoir.

Je dois me débrouiller  pour traverser la clôture de barbelé ; par le bas, c’est un peu juste, par le haut c’est casse-cou, solution adoptée, le milieu. Seul, c’est une manœuvre périlleuse, en prime, les piquants acérés sont rouillés, gare au tétanos. Je trouve un truc que j’ai dû voir dans un feuilleton ou au ciné, je maintiens deux fils écartés à l’aide d’un morceau de bois,  l’espace est suffisant pour me faufiler telle une...anguille, en souhaitant que l’écarteur reste gentiment à sa place.

Je suis au pied du rocher du diable, l’humidité ambiante du sous-bois rend les pierres glissantes, une chute depuis le promontoire peut être mortelle, même en tombant de sa hauteur, les risques de heurter le crâne sur un beau galet sont grands et puis un petit coup de piquet en fer pourrait achever le travail. Jacques Léonardin avait l’intention d’acquérir cet endroit, était-ce réellement pour l’offrir à Albertine Dubuisson ? Et si c’était pour qu’Océane puisse s’installer sur la plate-forme en toute liberté, qu’elle soit chez elle ?

Un reflet argenté retient mon attention, le soleil brille et ses rayons sont renvoyés par un morceau de papier aluminium coincé entre deux pierres...C’est un emballage de médicament ; d’ailleurs, un cachet se trouve encore à l’intérieur. J’identifie rapidement la trouvaille, c’est un comprimé d’Efferalgan, la marque est inscrite sur une face.



09/09/2011
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