Le rocher du diable
- Vous me parliez d’une chute lors de son séjour à Balermont quand il était chef de chantier, drôle de coïncidence.
- C’est vrai, j’ai tout de suite fait le rapprochement, justement, le ou les criminels éventuels ont peut-être eu l’intention de le supprimer d’une manière qui rappelait le passé, vous comprenez.
- C’est une explication, votre père aurait pu également en finir avec la vie à cet endroit et de cette façon, il est fréquent que les désespérés viennent accomplir le geste fatal dans des lieux où ils ont vécu, où ils ont laissé des souvenirs.
- Vous n’êtes pas réellement convaincu j’ai l’impression?
Véronique fait une moue de petite fille, je vais la laisser douter, pour voir jusqu’où elle irait pour me convaincre.
- J’aimerais vous être agréable, mais comprenez qu’il m’est difficile, sur de simples suppositions, de faire des investigations, d’autant plus que je ne puis me substituer aux enquêteurs, je ne suis QUE journaliste.
- Alors n’en parlons plus monsieur Passy, je regrette de vous avoir dérangé, je me suis trompé sur votre compte, mon ami s’est trompé.
Bien joué, la demoiselle hèle le serveur pour régler sa consommation.
- Vous vouliez boire quelque chose peut-être?
- Oui, mais je n’ai plus tellement le temps...que vous ont dit les gendarmes, je suppose que vous les avez rencontrés ?
- Ceux de la brigade de Balermont ? Rien de plus, le plus simple serait que vous alliez sur place, je suppose que vous trouverez un motif valable pour passer à la gendarmerie et parler de la mort de Jacques Léonardin.
- Par respect pour les familles, nous évitons de relater les suicides, sauf lorsqu’il s’agit d’un personnage important ou si des doutes réels existent, la mort de votre père a certainement fait quelques lignes dans notre journal, et encore, je ne me souviens pas avoir vu passer un article le concernant.
- Rien n’est paru dans la presse locale, j’avais demandé la discrétion, elle a été respectée.
- Vous savez que professionnellement, j’ai un but prioritaire? Faire du papier. Si je vais sur place, que je pose des questions, il est naturel que je parle de votre père dans ma rubrique. J’ignore encore comment je pourrais traiter ce sujet, je pense revenir sur le passé, parler de la chute dans le tas de sable, mais une chose est certaine, pour me mettre à l’abri de plaintes éventuelles, vous devez nous donner l’autorisation de publier ce que nous estimons publiable, êtes-vous la seule descendante de Jacques Léonardin ?
- Sa fille unique, vous ne risquez rien, je suis d’accord pour éventuellement vous signer un document si ma parole ne vous suffit pas, et je vous fais entièrement confiance, je sais que la Gazette Républicaine n’est pas un journal qui se complaît dans le scandale.
- Vous avez une photo de votre papa ?
- Oui...que voulez-vous en faire ?
- Savoir qui il était physiquement et puis cela peut toujours servir.
- Vous avez raison.
Véronique fouille nerveusement dans son sac à main profond comme la malle de mon arrière-grand-mère et, après avoir sorti et déposé sur la table différents flacons, tubes et pots, elle dégage un porte carte d’où elle extrait un portrait.
- Il avait dans les cinquante ans sur cette photo mais il avait peu changé, voyez, un bel homme.
L’homme brun a un visage un peu buriné mais effectivement, sans réellement apprécier la qualité esthétique d’un homme, j’admets que ce Jacques Léonardin présentait bien.
- Un mètre quatre vingt, sportif et dire que...
- Vous m’avez parlé de l’hôtel qui avait hébergé votre père durant les travaux et où il avait repris une chambre, quel est le nom de cet hôtel ?
- Le seul de Balermont je crois, l’hôtel de la... Falaise.
- Quelles sont les personnes qu’il aurait rencontrées lors de son séjour?
- Je vous ai parlé d’une dame, son prénom : Albertine, elle dirige un centre équestre dans les environs du bourg, c’est tout ce que j ai appris... j’ignore quels étaient les liens exacts entre elle et mon père, je ne lui posais jamais de questions concernant sa vie privée, c’était réciproque...
- Vous n’avez pas été tentée de faire un tour à Balermont ?
- J’ai très peu de temps libre...et puis non, pour moi, ce village est devenu synonyme de malheur.
- Pour vous joindre mademoiselle?
- Notez mon numéro de téléphone s’il vous plaît, mais c’est probablement le répondeur qui vous...
- Répondra, j’ai une sainte horreur de ce disque, j’espère que vous avez la même voix qu’au naturel.
- Vous savez que c’est impossible, quelques fois j’appelle chez moi pour juger de l’effet que peuvent avoir mes correspondants, dès que je rentre, j’efface tout et je recommence mais je crois que la situation s’aggrave.
- Vous travaillez ?
- Je suis hôtesse de l’air ... dans une grande compagnie Française.
Je suis coincé, si une telle demande émanait d’un homme je pense que j’aurais refusé tout net, c’est toujours délicat de se retrouver dans les pas des enquêteurs, qu’ils soient policiers ou gendarmes, ces messieurs ont une sainte horreur qu’un journaliste piétine leurs plates-bandes. Les suivre à la trace quand ils sont en pleine action, passe encore mais revenir sur des affaires classées ou sur le point de l’être... Je vais suivre les bons conseils de mademoiselle Véronique, faire un tour à la brigade de Balermont. Avant cela, je descends au sous-sol du journal compulser nos archives.
Heureusement, aidé par Nadine, notre archiviste préférée et...unique, je retrouve une trace du premier accident dont avait été victime Jacques Léonardin, quelques lignes dans la page locale, une photo des lieux. C’était au mois d’octobre 1971, il n’était pas seul sur l’échafaudage, deux autres personnes l’avaient accompagné dans un plongeon de cinq mètres, un architecte et un cadre de la société commanditaire de l’ouvrage, la construction étant un immense réservoir d’eau potable. La conclusion de l’article mentionnait qu’effectivement le responsable de l’accident était probablement un madrier défectueux. Le tas de sable providentiel ayant amorti la chute, les trois hommes étaient pratiquement indemnes, mais l’architecte, monsieur Dubois avait été choqué et transporté à l’hôpital. La consultation des journaux suivants n’apportait rien de plus, l’affaire n’avait certainement eu aucune suite.
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