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Le rocher du diable

Je réussis à tirer un nouvel article en parlant de la noyade de Perrotot, des examens en cours, de sa rencontre avec Léonardin. Difficile d’aller plus en avant, d’autant plus qu’Allarig refuse que je mentionne la découverte du portefeuille. Je préfère également garder en réserve l’information fournie par le maire concernant l’achat éventuel du terrain. Si rien de nouveau n’arrive, je vais être obligé d’abandonner mes promenades à la campagne...

Véronique m’appelait, elle était inquiète.

- Plus d’une semaine que je ne vois plus rien dans votre quotidien concernant l’affaire Perrotot, affaire qui je le pense, est liée à la mort de papa, l’enquête suit son cours au moins ?

- Patience mademoiselle, patience.

 

Un petit sursaut me permet de revenir dans la course, l’examen complet du corps de l’ancien comptable confirme que la victime était bien morte avant de plonger dans l’eau, le coup unique porté avec violence sur la nuque était fatal.

- Nous entreprenons des recherches autour des lieux et allons examiner le lit de la rivière pour éventuellement retrouver l’arme du crime qui serait une sorte de barre métallique, des traces de rouilles ont été décelées sur la plaie ; autre chose, nous avons reçu le témoignage d’un cycliste, il aurait vu un homme franchir la passerelle qui enjambe le bief de l’ancien moulin à une heure correspondant approximativement à celle du crime.

 

La certitude que Perrotot a été assassiné me permet de justifier ma présence à Balermont, la découverte d’un piquet de fer au fond de la Manance et la forte probabilité que ce soit l’arme du crime m’aide à reprendre le cours de l’affaire.

J’avais presqu’oublié ma demande d’entretien avec Océane, Liliane ne l’avait pas oubliée et me fixait un rendez-vous à l’hôtel.

 

Océane s’est levée doucement, dans un mouvement souple et élégant, elle m’a tendu sa main que j’ai conservée plus longtemps que la bienséance l’exige, elle s’est dégagée de manière délicate, j’avais l’impression que ses doigts se diluaient, fondaient. Mais c’est son regard qui retenait mon attention, un regard empreint à la fois de nostalgie et de douceur, le regard d’une petite fille triste. Une petite fille ! oui, en oubliant les quelques rides sur un visage clair, les quelques cheveux blancs au milieu d’une chevelure abondante, brune et bouclée.

Liliane s’était esquivée après les présentations, je reprenais ma sérénité alors qu’Océane s’asseyait en prenant soin de tirer sur sa jupe. J’avais eu le temps de juger de la plastique de l’artiste peintre, un corps parfait.

Petite déception, la voix est heurtée, un peu étranglée, est-ce l’émotion ? elle ne rougit pas mais  se cramponne aux accoudoirs de son fauteuil

- Je suis une lectrice assidue de votre journal, mais permettez-moi de vous dire que je fais souvent l’impasse sur vos articles, non pas qu’ils soient mal écrits mais le malheur des autres ne fait pas mon bonheur.

- Merci d’avoir accepté cet entretien.

- Liliane m’a fait des éloges sur vous, elle a excité ma curiosité et puis...Jacques était mon meilleur souvenir de jeune fille, notre seule et unique rencontre avait eu lieu une semaine avant l’accident des réservoirs, et savez-vous à quel endroit ?... là-haut sur le plateau, au bord de la maudite falaise.

Océane s’interrompt, elle ferme les yeux et soupire, je respecte son silence.                               

- Je revenais d’une manifestation culturelle au cours de laquelle j’avais exposé mes toiles et où, comme d’habitude je n’avais connu qu’un succès d’estime, et encore. De dépit, je venais de brûler mes dernières toiles vierges et mes pinceaux, j’avais brisé mon chevalet et vidé mes tubes de peinture...il me restait un ultime geste à accomplir...sans m’en rendre compte, je me retrouvais sur le plateau et m’approchais du bord de la falaise.

Océane est pâle, l’impression qu’elle va défaillir.

- Monsieur Léonardin se promenait à cet endroit, cet homme que je ne connaissais que de réputation, que je n’avais jamais vu, a jugé immédiatement dans quel état je me trouvais, il a deviné mes intentions, il est venu vers moi, m’a tendu la main, m’a ramené à son hôtel, j’ai passé la nuit dans sa chambre, dans son lit...alors qu’il essayait de dormir sur un fauteuil. Le lendemain matin, j’avais repris espoir et je retournais chez mon père... son attitude, tellement différente de celle des autres hommes m’avait profondément marquée, quand j’ai appris son retour par Liliane, je n’avais qu’un désir, le revoir,  c’est à l’endroit où il m’avait sauvé la vie qu’il m’avait donné rendez-vous...

- Le jour de sa mort ?

- Oui...

Cette fois, c’est plus que de la pâleur, Océane est décomposée.

- J’ai attendu une bonne heure, si j’avais su qu’il était mort, qu’il s’était écrasé juste en dessous... c’est atroce.                                                            

- Votre rendez-vous, à quelle heure ?

- Seize heures trente.

- Et l’accident s’est produit aux environs de seize heures quinze.

- Je sais.

- Comment étiez-vous montée sur le plateau ?

- Mon frère Maurice m’y avait amenée, je lui avais raconté que je voulais peindre depuis cette colline et qu’il me fallait prendre des photos suivant différents angles, c’est ainsi que je prépare mes paysages, je lui avais demandé de me laisser une bonne heure tranquille, ce qu’il a fait.

- Et c’est lui qui vous a annoncé la triste nouvelle en venant vous récupérer.

- Exactement, tout Balermont était déjà au courant du drame...

Un nouveau silence, les yeux d’Océane sont embrumés.

- A quelle heure avez-vous quitté la ferme ?

- Il nous fallait à peine dix minutes pour monter là-haut, Maurice était un peu en retard, il revenait d’Auzémont.

Ou bien du plateau peut-être.

- Il était seul ?

- Seul ! naturellement, Hubert était parti pour la journée.

- Ce rendez-vous avait été organisé par votre bonne amie Liliane j’imagine ?

- Exact, comme le nôtre, elle s’est tout de suite proposée pour servir d’intermédiaire vous  pensez que j’ai accepté d’emblée, j’étais heureuse à la pensée de revoir cet homme...excusez-moi.

Cette fois, les mouchoirs en papier sont indispensables pour éponger les larmes.

- Votre avis sur cette mort brutale?

- Je ne repousse pas la thèse officielle, celle du suicide, vous savez quand on a envie de mourir c’est comme si l’esprit se dédoublait, j’en sais quelque chose, d’un côté vous pensez et agissez comme habituellement, vous faites même des projets d’avenir, vous vous raccrochez à la vie terrestre et en même temps une force obscure vous guide vers le gouffre, ce doit être  ce qui explique les nombreux suicides ratés, je suis passé par là... plusieurs fois.

 Océane a raison, le suicidaire est tiraillé par deux tendances presque aussi forte l’une que l’autre, j’ai déjà eu l’occasion de parler à des dépressifs et ils m’ont avoué qu’ils subissaient une  lutte intérieure. Mais le portait de Léonardin, tracé par tous ceux qui l’ont connu ne correspond pas vraiment au profil d’un dépressif.

- Oui mais votre rendez-vous programmé pourrait exclure l’idée de suicide.

- Ne cherchez aucune logique dans certains comportements.

- Votre témoignage concernant les horaires serait intéressant pour les  gendarmes ?

- Vous leur en parlez.

- Il serait préférable que vous fassiez cette démarche vous-même.

- Jamais de la vie, je risquerais de gros ennuis du côté d’Hubert, vous me comprenez. Dîtes que vous avez recueilli des confidences anonymes, je compte sur vous monsieur Passy, et Liliane aussi compte sur vous.

Océane ronronne comme un chaton.

- Vous m’excuserez, pour venir ici j’ai dû mentir, employer la ruse, je ne peux rester plus longtemps.

- Encore une petite question, c’est bien monsieur Léonardin qui avait choisi le lieu de votre rendez-vous ?

- Oui, et l’heure également, comme je vous l’ai dit, avec la complicité de Liliane.

- Votre pinceau ?

- Merci, je l’ai retrouvé, posé en évidence sur le rocher, c’est donc bien vous qui étiez avec Alain.

Cette fois, j’ai droit à un sourire moins nostalgique, une éclaircie passagère illumine les yeux  d’Océane.

 

Cet entretien rapide laisse des traces, je respire encore les effluves d’un parfum subtil, j’ai encore la vision d’une  sylphide voluptueuse, je sens encore la douceur d’une main à la peau veloutée.

Je reviens à la raison, Liliane vient me libérer, une grande partie du charme est rompu, quel contraste, l’aubergiste est moins irréelle, plus humaine.



05/09/2011
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