Le rocher du diable
Monsieur Mazoyer me reçoit immédiatement.
- J’ai encore deux administrés qui attendent leur tour mais je sais d’avance ce qu’ils vont me seriner, c’est fou ce que la mairie est devenue depuis quelques années, un bureau des pleurs et des réclamations, les pires me sont destinés, impossible d’y échapper, seul moyen de les dissuader c’est de faire durer l’attente.
- Afin qu’ils se découragent.
- Ou que leur hargne ne monte d’un cran comme c’est trop souvent le cas et j’ai une belle occasion de les éjecter, enfin...pas tellement clair cet accident au bord de l’eau, mais qui pouvait en vouloir à ce paisible retraité ? Comme celui de la falaise... je vais vous surprendre, il y a vingt cinq ans, le maire de Balermont était aussi un Mazoyer... mon père... il a été rongé par une saleté de cancer, huit ans qu’il est mort, il n’a jamais su que j’avais repris son siège, il aurait été heureux...Je vous parlais de Gilles Sauliac, cet industriel propriétaire d’une partie du plateau, l’endroit non protégé, difficile de l’atteindre, ce monsieur est intouchable, que ce soit un gouvernement de droite ou de gauche, il est toujours dans les papiers du préfet sous prétexte qu’il emploie du personnel.
- Ses usines travaillent surtout pour l’aéronautique.
- Voilà l’explication, du matériel électronique destiné surtout aux avions militaires, son atelier situé sur la zone de Balermont occupe une soixantaine d’employés mais tous sont étrangers au canton, ils louent des maisons hors de prix et ne s’intègrent absolument pas à la vie de nos communes.
J’espère que monsieur le maire ne m’a pas invité pour ne parler que de ses problèmes communaux.
- Que savez-vous de plus sur la mort de ces deux messieurs ?
- De plus ?... Une chose que j’avais considérée comme anodine concernant le Parisien, mais qui, à présent pourrait devenir importante, je vous explique. La veille de l’accident, ce monsieur avait sollicité un entretien avec moi et m’avait donné les raisons par téléphone, il voulait se rendre acquéreur d’une parcelle communale coincée entre la ferme des Epinaies et celle des Barrettes.
- Là où se dresse le rocher du diable je suppose.
- Vous connaissez déjà ce lieu ? exact, c’est une enclave qui nous pose des problèmes, les arbres qui s’y trouvent sont de qualité médiocre, le sol est rocailleux, l’accès difficile, bref nous ne tirons rien de cette parcelle et il y a longtemps que nous voulions la vendre ; seulement, les deux acheteurs potentiels sont ennemis, vendre à l’un c’était déclencher la colère de l’autre.
- Vous auriez pu la couper en deux, le jugement de Salomon.
- La configuration rend impossible ce partage, l’un ou l’autre s’estimerait lésé.
- Seule solution, un troisième acheteur.
- Très juste, mais vous imaginez bien qu’aucune personne du canton n’oserait acheter ce bout de terre, seul un étranger pouvait avoir le courage.
- Que comptait faire monsieur Léonardin avec ces cailloux ?
- Ce n’était pas notre affaire...que pensez-vous de cette information.
- Cela conforterait le rejet du suicide, mais à part vous, qui était au courant de cette demande ?
- J’en ai parlé à l’un de mes adjoints le jour même, je ne garde aucun secret, le secrétaire de mairie et l’employée ont tout entendu, voyez, de nombreuses personnes pouvaient le savoir, tout se répète dans nos villages.
- Vous connaissez la mentalité de vos administrés et particulièrement des propriétaires voisins de votre enclave, mais pourrait-on tuer pour un lopin de terre ?
- Non, je pense qu’il faut un gros plus pour arriver à de telles extrémités.
- L’adjudant est au courant je suppose, pourquoi me le répétez-vous ?
- Marchaux est un ami, après la chute de l’ingénieur, il a oublié de mentionner ce détail dans son rapport, une erreur de sa part, également de la mienne, j’aurais dû signaler ce fait, c’est plus tard que l’on se rend compte de l’importance de telles choses, il m’a conseillé de vous mettre dans la confidence.
- Et je pourrai faire croire que je viens seulement de découvrir cette particularité.
- Voilà.
- Alors que tout le canton était au courant depuis le premier jour.
- Oh ! vous savez, les gens ont oublié.
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