La carrière blanche
-Laurent, tu dois rappeler ce numéro dès que possible, une charmante dame voulait te parler.
Je revenais d’une réunion-débat consacrée aux accidents de la route, une constatation, la vitesse excessive et l’alcool au volant sont toujours les tristes vedettes dans ce domaine mais la prise de stupéfiants et notamment de cannabis devient calamiteuse et, quand la drogue et l’alcool sont associés, c’est un mélange particulièrement explosif, les statistiques de la sécurité routière sont probantes, les partisans d’une dépénalisation des drogues dites douces devraient les consulter.
-Sur quel critère te bases-tu pour affirmer que cette dame est charmante ?
-Une intuition, si son plumage ressemble à son ramage…
Benoît a raison, mon interlocutrice a une voix douce et suave.
-J’aimerais vous rencontrer monsieur Passy, pouvez-vous me recevoir, je suis Elisa Bertin, l’épouse de Guy Bertin.
Je ne m’attendais pas à une telle demande, il y a six mois environ, Guy, son mari s’est tiré une balle dans la tête. En raison de la personnalité de la victime, cet événement avait secoué la ville et la région. Nous ne relatons que rarement les suicides dans les pages de la Gazette Républicaine mais un tel événement ne pouvait être passé sous silence. Guy Bertin dirigeait la plus importante entreprise de bâtiments et de travaux publics du département, employant plus de six cents personnes, construisant des immeubles, des ponts et autres ouvrages importants dans la région. Son épouse Elisa est la fille unique de Joseph Monti, promoteur immobilier, directeur de la société Montimmo. Ce mariage avait resserré des liens qui existaient déjà entre les deux sociétés, on parlait même d’un projet de fusion. Le suicide du chef d’entreprise avait surpris mais un motif semblait évident, une enquête en cours devait probablement déboucher par sa mise en examen, sa société était soupçonnée d’avoir financé la campagne d’un élu avec, en contrepartie, l’attribution de marchés publics. Une affaire qui risquait d’éclabousser plusieurs personnalités de la région, des entrepreneurs, des élus mais également des fonctionnaires. Dans ma rubrique, j’avais été d’une extrême prudence, ce genre d’affaire est tellement complexe, les vrais coupables sont ceux qui sont dans l’ombre, qui tirent les ficelles et bénéficient des retombées financières. J’avais, sans cautionner les malversations, évoqué les difficultés actuelles dans le secteur du bâtiment, difficultés qui incitent parfois les chefs d’entreprise à accepter des compromissions, j’avais surtout fustigé certains hommes politiques qui, en fait, sont les instigateurs. Après chaque parution, je recevais des coups de fil émanant d’élus de gauche, de droite et du centre, ils me reprochaient mes prises de position leur causant soi-disant du tort, les électeurs n’avaient nul besoin de lire mes articles pour juger, et puis j’avais le feu vert du patron, j’étais dédouané.
Que me veut madame Bertin ?
Nous convenons d’un rendez-vous dans mon bureau, elle est à l’heure.
Très élégante la veuve, le noir lui va bien, c’est d’ailleurs la couleur naturelle de ses cheveux.
-Monsieur Passy, inutile de vous rappeler les faits qui ont précédé la disparition de mon mari, vous les connaissez aussi bien que moi, sinon mieux, vous avez écrit plusieurs articles au sujet de cette nébuleuse intrigue, d’ailleurs Guy les trouvait objectifs, il me mettait au courant de ses affaires et notamment de ses ennuis, je les partageais, j’avais été la secrétaire de papa durant plusieurs années, j’ai de bonnes connaissances administratives et financières dans les domaines de l’immobilier et du bâtiment.
-Je n’en doute pas, d’ailleurs c’est vous qui avez pris les commandes de l’entreprise, il me semble ?
-La présidence du conseil d’administration, oui, nous avons nommé Yves Fournon, l’adjoint de Guy, au poste de directeur, il est secondé par d’autres cadres formés également par mon mari, tout de même, nous avons réduit le volume de travail et par voie de conséquence le personnel, plusieurs marchés nous ont été retirés, ce n’est pas facile en ce moment… je suis certaine que Guy n’aurait jamais souhaité nous laisser dans l’embarras.
J’ai compris, cette phrase est sans ambigüité, la veuve réfute la version du suicide, c’est humain, mais je sais aussi que l’enquête l’a confirmé.
-Vous contestez la conclusion des enquêteurs ?
-Mon intime conviction refuse d’admettre la mort volontaire, Guy était un battant, il ne baissait jamais les bras, il avait confiance en la justice et ne fuyait jamais ses responsabilités, et puis nous avons un fils, vous le savez, qui avait tant besoin de lui, le pauvre garçon est désemparé, c’était son unique repère.
Damien, le fils du couple, est trisomique et je me souviens qu’effectivement son père était très attentionné avec lui, ce garçon d’une douzaine d’années l’accompagnait parfois sur les chantiers et au bureau, il me l’avait présenté.
-Que puis-je faire pour vous madame Bertin ?
-Attendez, je vous montre ceci.
Mon interlocutrice ouvre son sac à main, en sort une feuille et me la tend.
-Si vous voulez prendre connaissance de ce message.
Une seule phrase, écrite dans une écriture hésitante.
« Votre mari ne s’est pas suicidé, votre père doit le savoir, demandez-lui»
-Un message non signé, anonyme je présume !
-Non, il a été écrit par l’ancienne secrétaire de mon mari, Annie Valette, elle a remis cette lettre à un prêtre avant de mourir, lui demandant de me la faire parvenir.
-Madame Valette ne travaillait plus dans l’entreprise lors du décès de votre mari je crois ?
-En effet, elle avait démissionné huit mois avant la mort de Guy, pour raison de santé, elle était atteinte d’une grave maladie avec, malheureusement, une issue fatale.
-Et vous avez suivi son conseil, vous avez interrogé votre père, vous lui avez montré ce billet?
-Comment l’aborder de front, c’est un Italien, avec sa mentalité, je sais qu’il vous estime depuis la parution de votre article concernant le programme immobilier Verbois.
-Je n’ai fait que mon métier de journaliste, les opposants à ce projet avaient des arguments légers pour ne pas dire partisans, d’ailleurs cela a été confirmé par la suite.
-Comprenez-moi, ce billet vient étayer ma conviction, Guy a été victime d’un assassinat et nous tenons à ce que les coupables soient punis, mon fils et moi.
-Votre mari avait quelques ennemis, mais de là à le supprimer.
-Je sais, j’ai montré ce mot à maman, elle m’a dévoilé qu’elle avait découvert des lettres de menace reçues par mon père, se gardant bien de lui en parler, craignant sa colère, chez les Italiens, les femmes n’ont pas à se mêler des affaires des hommes, je suppose que Guy en a reçues également, j’ai cherché dans ses papiers, je n’ai rien trouvé.
-A votre avis, ces lettres pourraient être la clé.
-Je le pense en effet si vous pouviez approchez mon père, essayez de savoir ce qui se cache derrière ces menaces, vous êtes mon dernier recours.
La charmante veuve sait que ce genre d’affaire m’intéresse, les erreurs judiciaires sont rares mais elles existent, les assassinats maquillés en suicide aussi, nous avons quelques exemples relativement récents.
Je réserve ma réponse, Elisa Bertin me donne son numéro de téléphone personnel.
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