Le rocher du diable
- Vos conclusions ?
- Et les vôtres ?
Je viens de déposer le portefeuille à la brigade de Balermont, l’adjudant Marchaux est dubitatif.
Je lui donne mon avis.
- Et si une première chute du haut de ce fameux rocher avait entraîné la mort de Jacques Léonardin, ensuite transporté au sommet de la falaise et balancé dans le vide, le témoignage du jeune motard devient plausible.
- Vous avez raison, le portefeuille pouvait tomber de la poche lors de la première chute.
- Où lors du portage du corps jusqu'à un véhicule, la faille où je l’ai découvert se trouvait à cinq mètres de l’aplomb du rocher.
- Bien envie d’aller faire un tour vers ce rocher du diable.
- Je pense que vous aurez prochainement l’occasion d’aller aux Barrettes.
Je parle des crevaisons et du pont démoli.
- Albertine Dubuisson, porter plainte contre Hubert Fontan ? Cela m’étonnerait, nous savons que ces deux personnages sont pires que chien et chat, croyez-moi, je les connais bien, la dresseuse de chevaux va trouver une occasion de se venger, c’est à celui qui trouve la plus grosse farce, c’est un peu comme un jeu de rôle entre eux, paraît que c’est ainsi depuis qu’ils se sont connus à la maternelle.
- Et si Hubert avait été jusqu’au crime rien que pour faire des misères à son amie d’enfance ?
- Un peu gros mais votre trouvaille change les données du problème...maintenant je vais en référer à mon supérieur, cette affaire dépasse mes compétences, merci pour votre collaboration, je sais que vous agissez de cette façon pour obtenir mes bonnes grâces, seulement nous allons certainement voir le capitaine Allarig se charger de cette curieuse affaire et je ne pourrai plus grand chose pour vous être agréable.
C’est le moins que l’on puisse dire, cet officier a la réputation d’être peu bavard et peu enclin à fournir des renseignements à la presse écrite. Par contre, le micro d’une radio tendu vers lui, l’objectif d’une caméra qui le fixe le rend soudainement disert, comme bon nombre de cabots de la même race, il doit s’enregistrer sur magnétophone et sur magnétoscope afin de s’écouter et de se regarder chaque soir avant d’aller au dodo, c’est plus excitant que de voir sa tronche en noir, blanc et gris sur les pages d’un quotidien, fut-il le moins mauvais de sa catégorie. Je n’ai qu’une solution pour obtenir ses bonnes grâces, lui promettre la ...une et en couleurs.
- Océane, l’épouse du perceur de pneus, comment est-elle ?
- Vous me posez une colle, Anne-Lise Fontan vit en recluse, elle n’a fait que de courtes apparitions dans les rues de Balermont depuis une quinzaine d’années, depuis son mariage.
- Séquestrée ?
- Elle s’est mise elle même au ban de la société d’après les dires, des déceptions dans plusieurs domaines, les affaires de cœur ne sont jamais traitées par les gendarmes sauf si elles tournent au vinaigre.
- Et son frère ?
- L’un de nos bons clients de la chambre de... décompression, vous voyez ce que je veux dire...je vous tiens au courant...si je le peux.
Ma curiosité me ramène vers l’hôtel de la Falaise, la prolixe madame Duchet devrait me brosser un portrait plus complet de l’artiste peintre.
- Liliane vous en parlerait mieux que moi, elle était son amie, elle l’est toujours, vous voulez que je l’appelle.
- Sans déranger.
La belle-fille m’invite à la suivre dans le petit salon de l’hôtel.
- Nous sommes mieux ici, au café, nous risquons d’être importunés par des clients, les conversations de comptoir, merci, je me tiens le moins possible à cet endroit, il faut avoir une sacrée patience pour écouter les bavardages futiles de bonshommes à l’haleine alcoolisée et nicotinisée, j’admire ma belle-mère, quand elle ne sera plus là, nous fermerons la salle dans la journée, le bénéfice du bar couvre à peine les dépenses d’électricité et de chauffage.
Agréable ce salon, il se prolonge d’une véranda envahie de plantes grasses.
- Vous vous intéressez à Océane ? c’était une amie de pensionnat, elle a toujours eu l’allure d’une petite fille, encore maintenant, vous l’avez aperçue sur le rocher du diable ? c’est l’endroit qu’elle préfère pour installer son chevalet, regardez ce tableau.
La toile accrochée au mur du salon représente effectivement un paysage que je viens de découvrir récemment, je reconnais les vallonnements, le clocher de l’église d’Auzémont émergeant d’une masse boisée, les toits d’ardoise des Barrettes. La peinture est agréable, les couleurs sont douces ; je suis un ignorant en matière d’art pictural mais j’aime assez ce genre de représentation simple et naturelle.
- Elle a fait mieux dans sa prime jeunesse, c’était plus vivant, plus lumineux, cela ressemblait à son caractère, vif et enjoué, pétillant même...pauvre fille, elle a connu bien des déceptions, le désespoir même, son mariage surprise avec ce rustre d’Hubert était comme une sorte de suicide.
- Vous la rencontrez encore ?
- Rarement, quand elle vient en consultation chez le docteur Raguet, elle passe en coup de vent avant que son chez époux vienne l’enlever, sinon, nous nous téléphonons de temps en temps. Avant votre visite par exemple, et je peux dire qu’elle m’a parlé de vous, vous étiez avec Alain près de son rocher.
- Elle s’est enfuie à notre approche.
- Elle est ainsi, elle a une telle aversion envers les hommes, c’est devenu une maladie chronique.
- Monsieur Léonardin la connaissait ?
Liliane trahit sa surprise par un léger pincement de lèvres.
- Pourquoi cette question ? oui, je crois qu’elle l’avait rencontré dans un vernissage, à l’époque où ce monsieur dirigeait le chantier des réservoirs, c’est après le drame qu’elle me l’a appris.
- Et se sont-ils revus lors de son retour ?
- Je l’ignore...
- J’aimerais lui parler.
- Vous ? j’ai l’impression que vous faites partie de la catégorie d’hommes qu’elle exècre, ceux pour qui elle pourrait éprouver un penchant et qui bien souvent se comportent de façon odieuse envers notre sexe.
- Vous me faites trop d’honneur.
- Je ne vous ferai pas un cours sur la complexité féminine, pour nous, la haine et l’amour peuvent se rejoindre, nous pouvons passer d’un sentiment à un autre sans détours.
Quel est le sentiment actuel qui anime cette dame aux lèvres gourmandes, aux yeux brillants, à la poitrine animée d’un mouvement respiratoire accéléré ?
- Je ne vous promets rien, je vais lui poser la question.
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