Le rocher du diable
Après le moulin des ombres, je vous propose une nouvelle aventure de Laurent Passy, journaliste.
- J'aimerais vous rencontrer, le plus rapidement possible.
La voix féminine est charmante, presque impérative, deux raisons supplémentaires pour accepter le rendez-vous fixé, la plus importante raison restant tout de même une curiosité professionnelle bien utile en toutes saisons.
- A la terrasse du Versaillais, mercredi à onze heures trente, je tiendrai votre journal en mains.
- Excellente idée, mais plusieurs personnes risquent d'avoir la même attitude, donnez-moi quelques indications supplémentaires.
- Monsieur Passy, vous commettez un péché d'orgueil, croyez-vous que votre journal est lu par les clients du Versaillais.
Je passe de temps en temps à pied devant la terrasse de ce troquet hanté de snobinards… et snobinardes, la dame a malheureusement raison, nos excellents confrères, le Figaro et le Canard Enchaîné se partagent la vedette, notre pauvre Gazette Républicaine est considérée comme un quotidien ringard par ceux qui fréquentent les restaurants huppés et les bars sélects de la ville. Notre grand patron, monsieur Magien est au courant des appréciations de ses bons amis sincères mais il s'en moque royalement.
- Mon cher Passy, nous tirons à plus de deux cents mille exemplaires, d'après nos récentes études, au moins cinq cents mille personnes nous lisent quotidiennement, depuis des années, nous maintenons ces chiffres malgré l'érosion générale, alors...
La dame que je suppose charmante avait ajouté qu'en cas de mauvais temps, elle se replierait dans la salle, dernière table du fond à gauche.
La voix mystérieuse avait bien anticipé, ce mercredi était plus que détestable, pluie, vent et froidure au programme, pas un minet à la terrasse du Versaillais, pas plus qu'un chat en face, à celle du Casablanca, le bar que je fréquente désormais par temps chaud. Uniquement par temps chaud afin de m'installer à l'extérieur, la salle étant une sorte de labyrinthe surtout propice aux rendez-vous généralement clandestins, j'ai passé ce cap et puis même, de nombreuses clientes de Martine sont des habituées de ce lieu convivial, ma compagne serait rapidement avertie , sous prétexte de venir essayer une robe ou une jupe dans son magasin, ses bonnes copines claironneraient la nouvelle, trop heureuses de semer le trouble dans un ménage qui tient encore la route...
Comme à mon habitude, j'étais en avance, la peur du retard me fait souvent commettre des impairs et c'était une nouvelle fois le cas, la dame en question avait bien acheté la Gazette Républicaine mais mon quotidien nourricier était posé négligemment sur la table, elle était bien au fond à gauche mais accompagnée. Dès mon approche, le monsieur s'esquivait et filait vers les toilettes en détournant la tête. Pas la conscience tranquille ? Encore un adultère en devenir ou déjà consommé ? En tout cas, une certitude, l'un des deux ou les deux me connaissent. Même quand on est modeste, n'en déplaise à mon contact de ce jour, le fait d'être reconnu procure une certaine satisfaction.
Je balbutie de vagues excuses, prétextant un autre rendez-vous dans la foulée, une rencontre que je ne peux négliger tant elle est importante. Je n'aurais pas dû en rajouter, ma crédibilité est mise sérieusement à mal, je le sens, le regard un peu moqueur de la dame le confirme.
Joli visage, bien équilibré, je pense que le reste est à l'avenant, la lumière discrète de l'endroit et la position assise ne permettent qu'un inventaire partiel et peut-être erroné. Tout de même, la cliente du Versaillais est brune, cheveux courts agrémentés d'une petite frange, maquillage discret, lèvres très peu colorées, yeux noirs, signe distinctif...apparent, elle aime les bijoux et surtout les bagues, pratiquement une à chaque doigt, mais est-ce une particularité pour une femme élégante et même pour les autres que d'aimer les bijoux ?
- Mon ami m'a parlé de vous, de votre disponibilité.
- Le dandy qui vient de filer à l'Anglaise ?
- Lui-même, mais excusez-le, il préférait vous éviter aujourd'hui, plus tard peut-être.
- Vous pensez que nous allons nous revoir ?
- Je le souhaite.
Un peu autoritaire la jolie brunette, je l'avais pressenti lors de notre conversation téléphonique, encore une nana qui connaît sa puissance de séduction et qui sait en tirer profit en toutes circonstances, ces sacrées bonnes femmes modernes sont réellement agaçantes, à la limite de l'arrogance, et ensuite elles s'étonnent que les pauvres mâles sans défense n'osent les approcher de trop près et que ceux qui prennent le risque sont vite découragés. Martine avait commencé à me jouer une partition sur le même registre mais ce n'était pas dans sa nature, elle a rapidement abandonné un rôle de composition pour un répertoire conforme à ses aptitudes naturelles, elle avoue que son revirement lui a porté chance, à moi aussi.
- Je voulais vous demander conseil, et éventuellement une aide...
La demoiselle sort une cigarette et l'allume. -
-Je peux ?
Question inutile, elle tire déjà des bouffées avec une sorte de délectation que j'excuse et comprend, je suis passé par ce stade, c'est terminé depuis huit ans, bien content d'être enfin débarrassé de cette pratique détestable, d'autant plus qu'actuellement les fumeurs deviennent des parias dans de nombreux établissements publics et se font mal recevoir même chez certains amis qui vous veulent du bien.
-Je m'explique...mon père vient de mourir, une chute...du haut d'une falaise, un suicide d'après les enquêteurs.
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 10 autres membres