Le moulin des ombres
Je suis sur mes gardes sur cette petite route de campagne, scrute chaque sortie de tournant avec attention, la rencontre avec une masse de ferraille en mouvement est toujours à craindre. Je passe à l’aplomb du moulin et continue ma route. Je me souvenais d’un village tout en longueur, ne possédant pratiquement qu’une seule rue, avec de nombreuses maisons aux volets clos et des outils agricoles éparpillés le long des trottoirs herbeux et j’étais agréablement surpris en abordant la rue principale, beaucoup de fleurs, les instruments aratoires repeints et supportant des jardinières fleuries, des balconnières sur les rebords de fenêtres, l’ancien abreuvoir transformé en immense vasque, un aspect avenant. Je passe devant les lieux de l’incendie, un hangar en tôle remplace l’ancien bâtiment, dommage, cet édifice dénote dans le décor. Le café présente la même triste mine que l’an dernier, pire encore, le parking est vide, la façade est lugubre, l’enseigne rouillée pend lamentablement, est-il encore ouvert ? Des rideaux gris et troués garnissent les fenêtres aux verres opaques de crasse ; je pousse la porte, elle résiste un peu mais s’ouvre quand même, laissant échapper une plainte de damnée en frottant sur le carrelage. Une petite lampe éclaire le vieux comptoir en bois, les chaises sont posées sur les tables, pieds en l’air. Je traverse la salle déserte et sombre en martelant mes pas pour annoncer mon arrivée mais rien ne bouge. Je tousse, piétine un peu, tapote sur le rebord du comptoir avec mes clés, une porte grince et une dame apparaît enfin. Elle bascule un interrupteur, une lumière crue inonde le bar. Encore une agréable surprise, alors que la tenancière de l’an dernier devait avoir dans les soixante dix ans, celle qui vient d’apparaître a tout juste la cinquantaine. L’autre avait les cheveux gris filasse et de petites lunettes à verre épais, celle-ci arbore une chevelure auburn entourant un visage avenant aux lèvres bien soulignées. Un joli sourire complète un tableau assez plaisant. Je commande ma boisson favorite qui m’est versée sans précipitation dans un verre bien transparent.
- Le village est joliment fleuri.
- Oui, cette année c’est la grande mode, une paysanne a commencé à mettre quelques géraniums et les autres ont suivi, maintenant c’est la surenchère, c’est à celle qui aura le plus beau devant de porte, remarquez qui s’en plaindrait c’est tout de même mieux que les vieilleries qui bordaient les rues.
La dame s’exprime bien, elle n’a pas l’accent un peu traînant des gens du cru, que fait-elle derrière ce comptoir de cambrousse ?
- Vous étiez déjà venu à Lannois?
- A la suite de l’incendie de la ferme.
- Maman m’avait parlé de ce drame, un pauvre diable brûlé vif dans le brasier, l’auteur de l’incendie paraît-il.
- Vous n’étiez pas au village lors de cet événement?
- Non, je ne réside pas à Lannois, je remplace maman qui vient d’être hospitalisée, elle tenait à ce que sa boutique reste ouverte.
- Vous êtes au calme ici.
- Trop calme, quelques clients le soir, et encore de plus en plus rares, je voulais que maman ferme ce café, il n’est plus rentable depuis longtemps, elle s’obstine, c’est sa vie, elle a toujours vécu dans ce triste décor, tirer le rideau signerait son arrêt de mort.
- Vous êtes native de Lannois?
- J’y ai vécu jusqu’à l’âge de dix-huit ans, c’était animé à l’époque, l’école communale fonctionnait encore, il y avait quelques commerces, des artisans, trois cafés et celui-ci marchait le mieux, il y avait également plus d’agriculteurs que maintenant, c’est un village en déclin, et ce ne sont pas les fleurs qui vont le réanimer, tout doucement la population vieilli et disparaît.
Mon interlocutrice est assez agréable, la conversation aussi mais je suis loin de mon sujet.
- Un nouvel événement dramatique vient de se produire, les journaux parlent de Lannois, la télévision aussi.
La dame pousse un soupir.
- Il faut des informations négatives pour parler d’un bled comme celui-ci, c’est malheureux mais c’est ainsi, les gens se passionnent pour la misère d’autrui, les crimes, les guerres, les massacres, voilà de bons sujets pour les médias...vous n’êtes pas de la police ?
Il est temps de dévoiler ma profession, je ne laisse jamais le doute subsister trop longtemps.
- Maman est abonnée à votre journal, j’avoue que les derniers sont encore sous leur bande, la politique, le sport et la bourse ne m’intéressent nullement, quant aux informations locales, je m’en moque éperdument.
- Tout de même, l’homme retrouvé dans la Livette a peut-être été assassiné.
- Ici, les gens se tirent dessus pour un morceau de terre, une action de chasse, drôle de climat dans les campagnes.
- Et Armand Mangoni, vous le connaissiez?
La barmaid remplaçante sort un paquet de cigarettes blondes.
- Vous fumez monsieur?
- Non merci, terminé, depuis plus de dix ans.
- Vous avez réussi ? Bravo, je n’arrive pas à m’en défaire, comment avez-vous fait?
Mon interlocutrice essaye de faire diversion, elle m’embarque sur sa galère de fumeuse invétérée.
- Mangoni habitait au village quand vous étiez jeune fille.
- Vous êtes pire qu’un flic monsieur le journaliste, j’aurais préféré ne pas parler d’Armand, c’était un ami d’enfance, je le revoyais quand je venais voir maman...voyez ce comptoir, c’est lui qui l’a façonné, c’était un excellent artisan, pour moi c’était même un artiste, il me confectionnait des petits objets en bois et me les offrait, j’en ai une collection chez moi...a mon avis, il ne s’est pas donné la mort, il aimait trop la vie et ses charmes... c’était un beau gars, toutes les filles du village étaient amoureuses de lui.
- Vous aussi?
- Bien entendu, et à quarante ans passés il était encore séduisant, je jurerais qu’il a été victime d’un mari jaloux, ou de la vengeance d’une femme qu’il avait laissé tomber.
- Il était propriétaire du moulin de la Brèche.
- Il venait de l’acheter mais il avait fait une mauvaise opération, le bâtiment principal était dans un triste état, les annexes ne valaient guère mieux, c’était par défi qu’il avait fait cette acquisition, pour empoisonner les Lemoine.
- La famille du maire?
- Yves Lemoine ne l’était pas encore, à l’époque c’était Louis Girard, son beau-frère, des rapaces ces paysans, ils voulaient tout le village pour eux seuls, ils continuent d’ailleurs, maman est propriétaire de quelques lopins de terre, chaque année ils viennent la relancer pour les acheter.
- Les difficultés financières du menuisier découlaient de l’achat du moulin je suppose.
- En partie, puis il avait eu un contrôle fiscal, un coup dur, un contrôle certainement commandité par ses aimables voisins ; il avait vu aussi l’annulation de nombreux marchés passés avec des communes du canton, toujours l’ombre néfaste des Girard-Lemoine planant au-dessus des ennuis.
- Vous étiez son confident?
- Si vous voulez, sa bonne copine de toujours....
Je profitais des bonnes dispositions de la rousse pour poursuivre mon interrogatoire.
- Vous parliez de ses maîtresses, des femmes de Lannois?
- Je vous ai parlé de ses maîtresses ? Une à la fois, ma meilleure amie avait été sa compagne, c’est vous dire que je sais beaucoup de choses.
- Elle vit encore?
- Malheureusement non, un accident de bagnole, deux mois avant la mort d’Armand.
- Il était veuf?
- Sa femme est morte à la naissance de leur fils.
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