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Mon récit laissait l'adjudant Bertrand dubitatif.

- J’ai constaté que les handicapés moteurs et en particulier ceux qui sont invalides des membres inférieurs ont des facultés de raisonnement et d’appréciation supérieures à la moyenne, une acuité visuelle plus performante, nous ne pouvons écarter de telles déclarations, je vais en référer à mon supérieur, et rapidement car la procédure de non-lieu devrait être engagée.

Cette réaction me surprenait agréablement, avant que l’enquête ne s’oriente éventuellement dans cette direction, je voulais  savoir quel visage s’était caché derrière le casque intégral de Tito. Probablement un rusé, pour avoir manigancé tout cette mise en scène.

Monsieur Magien s’accrochait à ses racines, il me demandait d’empiéter sur la rubrique de Jean-Pierre.

- Il est très occupé actuellement avec l’affaire Ducimex, cette usine créée à grands cris et à grands frais par des chasseurs de primes qui, au bout de quatre ans d’activité menace de fermer, prise d’otage du directeur, manifestations diverses, nous en avons pour quelques mois de turbulences avant l’arrêt définitif et la délocalisation inévitable, Jean-Pierre ne peut aller à Mauzieux.

Et puis je suppose que mon cher collègue de la grande rubrique économie n’a que faire des petits artisans qui vont être avalés par l’ogre Danois.

- Vous connaissez les lieux, les habitants, leurs mœurs et la situation, à vous de jouer, de raconter ce qui passe sur le terrain, ainsi, vous pourrez  continuer vos recherches sans  intriguer et sans agacer nos chers amis les gendarmes...Charlier m’a raconté que vous avez fait la découverte d’une jeune et jolie femme, malheureusement clouée sur un fauteuil roulant, il vient de prendre sa déposition...savez-vous que cette personne écrit ses mémoires, cela pourrait intéresser Charles-Henri, je vais lui en parler.

Voilà un moyen de pénétrer le noyau dur de l’édition, je vais suivre cette affaire.   Concernant le motard suspect, je dois reprendre mes investigations, j’ai peu progressé, une visite à Mauzieux ne m’a rien apporté.

- Se souvenir de ce qui s’est passé le 12 février, vous pensez, à part la mort de Fernand. C’est vrai qu’après une belle cuite, le Yougoslave restait enfermé dans sa cagna pendant plus de vingt-quatre heures...sa pétoire ? elle restait souvent devant le café des Joncs, il rentrait à pied chez lui, c’était plus prudent.

Julien Garassaux n’avait rien d’autre à m’apprendre, et au café des Joncs, je n’avais eu aucune information sur un éventuel emprunteur de moto, j’avais placé ma voiture juste en face de la fenêtre, guettant un éventuel saboteur.

Noël approchait et les salariés du bois respectaient la trêve des confiseurs, les manifestations s’estompaient, le calme revenait.

Je savais que l’enquête pour retrouver le faux Radzic s’était poursuivie discrètement, un sous-officier de la gendarmerie en civil avait fait le tour des cafés, questionné quelques personnes, il avait été victime de la même mésaventure que moi, un pneu transpercé par une lame tranchante. Cet incident permettait à Bertrand et à sa brigade de s’afficher ouvertement, la plainte déposée par la victime du sabotage avait été prise en considération. Comme c’est souvent le cas, c’est une conversation anodine qui me renvoyait du côté de Mauzieux.

Pendant la période des fêtes de fin d’année, les sports sont en veilleuse, Eric a du temps libre et il en profite pour faire le tour des bureaux.

- Tu fais dans l’économie maintenant ?

- Juste ce qui concerne les problèmes économiques d’un petit bourg perdu dans la forêt.

- J’ai lu, tu évites la page des sports mais moi je parcours la tienne, Mauzieux ?..quand j’ai débuté dans le journal, j’ai interviewé un gars de ce bled, un type qui faisait du motocross,  je crois bien qu’il avait été champion de France.

- Moto-cross ? tu te souviens de son nom ?

- Tu connais ma  mémoire légendaire, et elle continue à s’effriter, faudrait que je recherche dans les archives, seulement je ne me souviens plus de l’année, il y a plus de quinze ans en tout cas.

La scierie Garassaux est en congés, le répondeur de la mairie est nasillard, aucune envie de parler à Donald, j’appelle monsieur Simon, notre correspondant.

- De la moto ? C’est Jacques Galley, je n’étais pas encore à Mauzieux quand il a rangé sa machine mais c’est de notoriété publique.

 Les fréquentes incursions du grand patron dans mon humble bureau énervaient un peu mes collègues et je les comprends, j’ai dû expliquer les raisons de cette attraction soudaine. Une nouvelle fois, il passait me voir.

- J’ai parlé de votre protégée   à Charles-Henri, vous connaissez l’adresse de sa maison d’édition, vous lui communiquerai, pour une première prise de contact...vers le quinze janvier, pas avant.

- Ce verrou, pour vous rassurer ?

Marie-Lou accuse le coup, je venais de lui apporter une lueur d’espoir concernant ses écrits et son visage s’était assombri.

- Je suis vulnérable, je dois prendre des précautions.

- Tout de même, je suppose que les portes qui donnent sur l’extérieur sont bien fermées.

- Ce n’est pas de l’extérieur que je crains une intrusion...

- Comment ? vous voulez dire ?

- Vous avez compris, je sais, c’est abominable mais c’est ainsi...mais pourquoi vous raconter nos histoires de famille, oubliez tout s’il vous plaît.

- Votre oncle...

Marie-Louise baise la tête. Décidément ce Jacques devient un personnage important,  c’est probablement lui qui a pris la place de Radzic sur la moto, il est passé dans les rues en pétaradant pour se faire remarquer, même l’ancien gendarme s’est fait prendre au piège.

- Effectivement, Jacques a été champion de moto-cross, je ne me souviens plus en quelle année...j’ai oublié d’en parler aux gendarmes...très correct l’adjudant, ces messieurs deviennent moins arrogants...bien possible que ce soit Jacques...maintenant que vous m’en parlez, sa morphologie...

Julien Garassaux s’étonne de ma question, j’évite de lui donner des explications, lui parlant de mon ami Eric mais j’ai l’impression qu’il n’est pas dupe.

- Vous avez une idée derrière la tête.

Autant jouer cartes sur table, je fais part de mes suppositions et de la quasi certitude de  Marie-Louise.

- Franchement, je vois mal Jacques faire le clown sur la moto de Tito et se rendre dans la forêt pour occire Fernand, il a des défauts mais un assassinat, ou trois...vous avez croisé l'épouse de Jean ?

- Oui, j’ai été surpris en la découvrant, jeune et jolie.

- Trop jeune et trop jolie...puisque vous m’avez fait des confidences, je vais vous en faire aussi, Jacques et  elle.

- Je croyais  les mœurs des ruraux plus rigoureuses que celles des citadins.

- La chair est faible et puis l’air vivifiant qui nous entoure...

- Et l’eau de la Fontaine-aux-Chênes, certains abusent peut-être.

- Elle est intarissable, pourquoi s’en priver.

- Les rapports entre Marie-Louise et son oncle ?

- Détestable, c’est le moins que l’on puisse dire, et c’est compréhensible, Marie-Lou aime naturellement sont père,  le savoir cocu la tourmente, en supplément, elle éprouve de la haine envers Annie, depuis que cette femme est entrée dans la maison c’est une guerre perpétuelle. Merci d’oublier toutes ces réflexions. 

- Et la sœur de Marie-Louise ?

- Patricia, vous la connaissez aussi ?

- Non, entendu parler.

- Une brave fille mais elle mène une vie un peu dissolue, elle avait épousé un drôle de loustic, contre l’avis de Jean, elle est séparée à présent, elle est coiffeuse à Serville ?

J’avais encore une question à poser, elle concernait le chemin aux moines et l’aversion évidente des Galley pour cet itinéraire.

- Vous avez bien fait de ne pas poser cette question aux frères Galley, pourquoi ils évitent ce chemin ? Alexandre, leur père est mort à proximité des ruines du monastère, dans des circonstances mal définies, c’était dans les années 60, de nombreuses versions ont circulé, j’ai un vague souvenir de cette affaire, j’étais jeune homme à l’époque, accident ? suicide ? assassinat ? Mauzieux n’avait pas de Laurent Passy sous la main pour résoudre cette énigme.

- Ce n’était pas une année réputée maudite pourtant.