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Le moulin des ombres

Une effervescence inhabituelle règne dans les bureaux de la gendarmerie, un jeune planton m’accueille poliment mais sans plus.

- Le chef va vous recevoir dans quelques instants, si vous voulez patienter.

Aucun siège dans le hall de la brigade, ce doit être contraire aux règlements.

Un autre gendarme vient me saluer, il est nettement plus bavard et plus affable que son collègue.

- C’est la journée, un accident en pleine agglomération, un camion a perdu son chargement de bois au nouveau rond-point, juste à l’entrée de la ville, trois voitures endommagées, cinq blessés heureusement sans gravité, un miracle, vous verriez l’état des véhicules, la route encombrée, vous imaginez l’embouteillage, une belle pagaille et quelques accrochages supplémentaires.

- Notre correspondant local était présent ?

- Je n’ai vu aucun photographe sur place mais nous ne l’avions pas prévenu...nous aurions dû ?

Je n’insiste pas cette fois, l’autre affaire est autrement plus importante.

Je suis enfin introduit dans le bureau de l’adjudant.

- Asseyez-vous, un instant s’il vous plait, quelques instructions à donner à mes hommes.

 

- Troisième pépin en quinze jours, au même endroit, ce nouveau carrefour est dangereux pour les camions, les chargements glissent, et puis bon nombre d’automobilistes oublient que  la priorité est à gauche, c’est le seul rond-point de ce type dans le canton...Bon, revenons à notre moulin, confirmation du médecin légiste, l’inconnu était mort avant l’immersion, deux mauvaises raisons, un coup sur le pariétal gauche avec, suivant la formule consacrée, un objet contondant, mais la thèse de l’étranglement préalable prévaudrait, une analyse plus complète devrait apporter des éclaircissements.

- Toujours inconnu ?

- Nous collectons les disparitions signalées depuis un an dans la région, notre service informatique central est au travail, voilà le premier rapport, je vous le lis tel qu’il est: sexe masculin, environ trente ans, race blanche, taille un mètre quatre-vingt-un...  date du décès, environ sept mois, je vous passe les détails tels que les cheveux, l’état des dents et autres particularités anatomiques qui pourraient nous être utiles.

- Vous envisagez toujours de  vider le bief?

- C’est plus que jamais à l’ordre du jour, d’ailleurs j’attends l’accord officiel de mes supérieurs avant d’engager les démarches... à propos du moulin, vous avez revu la charmante Isabelle Delvaux en traversant son domaine?

- Oui, elle m’a aimablement invité à prendre un rafraîchissement, j’ai même eu l’honneur de faire connaissance avec son époux.

- Comment, Roger Delvaux était au moulin?

- Il arrivait de Versailles alors que j’allais quitter les lieux?

- Sa présence va nous faciliter la tâche, nous devons avoir son consentement pour vider le canal,  ce monsieur a un sens aigu de la propriété.

- Dépêchez-vous de le contacter, le couple est sur le point de partir en voyage pour plusieurs jours.

- Je vais agir immédiatement, je préviens également le maire de Lannois...que pensez-vous du personnage... de l’homme ?

- Je n’ai pas eu tellement le temps de faire vraiment sa connaissance.

- Nous sommes en perpétuelle bagarre avec lui, encore un citadin qui voudrait n’avoir que les avantages de la campagne mais sans les inconvénients. Si je le suivais, il déposerait une plainte par semaine. Depuis son installation à Lannois, j’ai accepté d’en prendre deux en considération, pour le calmer.

- Vous allez avoir de ses nouvelles prochainement, en arrivant chez lui, il s’est aperçu que le fil de son alimentation téléphonique avait été coupé et il met cet incident sur le dos d’un malfaisant.

- Alors que tout bonnement un attelage agricole dépassant les normes de hauteur aura accroché le fil, cela arrive de temps à autre.

- Et ses autres réclamations?

- Une vache qui meugle toute une nuit sous la fenêtre de sa chambre, comme si les paysans programmaient le meuglement de leurs bovidés, un cadavre de veau  bloqué contre son écluse un jour de forte chaleur, des déversements de purin et de lisier dans les champs voisins le jour où le vent souffle dans la mauvaise direction, des feux de broussailles durant les week-end, une pollution de son puits par des pesticides, que sais-je encore, la liste est longue. Il se peut qu’effectivement certains actes soient volontaires, mais il a cherché les ennuis.

- Il a des ennemis à Lannois?

- Il a pris les ruraux pour des demeurés, avant de s’installer et durant la rénovation du moulin, il interdisait l’accès à la rive gauche prétextant que ce côté lui appartenait, il avait même installé une clôture en barbelé qui s’est retrouvée découpée en petits morceaux; les auteurs de cette farce ont dû prendre leur temps et s’amuser. Plus tard, il a acheté un pré jouxtant sa propriété à un prix exorbitant, coupant l’herbe sous le pied du paysan voisin, paysan qui n’est autre qu’Yves Lemoine, propriétaire-exploitant la ferme du Haut-Château et actuel maire de Lannois.

- Ces querelles de voisinage n’ont probablement rien à voir avec le cadavre repêché dans la rivière ?

- Qui sait? Depuis que je suis dans la gendarmerie, j’ai vu des choses tellement curieuses, justement, avant de vous recevoir, j’ai repris le dossier du précédent noyé, il s’agissait de l’ancien propriétaire du moulin de la Brèche, le suicide pouvait s’expliquer par les difficultés financières que connaissait ce monsieur, un dénommé Armand Mangoni, entrepreneur de menuiserie. Il avait son atelier et sa maison non loin du moulin, nous sommes passés devant  cette propriété en nous rendant à la rivière, pas vous puisque vous avez vos entrées particulières chez les Delvaux.

- Le suicide avait été prouvé ?

- Retenu oui, prouvé non? Comme je vous le disais, à l’époque les enquêtes étaient moins poussées que maintenant, les analyses moins techniques; le corps avait séjourné un an dans le fond du bief avant de remonter à la surface dans les mêmes conditions que le petit nouveau. La disparition du menuisier n’avait  surpris ni les proches ni les habitants du village, tous l’imaginaient dans la rivière ou au fond d’un étang voisin, les nombreux créanciers pensaient plutôt à une fugue. L’identification n’avait posée aucun problème, il lui manquait une phalange à l’index et au majeur de la main gauche, accident du travail comme cela arrive à de nombreux menuisiers, un indice probant, pas comme notre gars qui ne présente aucun signe distinctif... J’ai  découvert une similitude troublante au niveau de la corde.

- Comment, vous avez conservé la première?

- Mon prédécesseur était un maniaque des pièces à conviction, ce qui était rejeté par les juges lors d’une affaire criminelle ou qui concernait des affaires sans suite était conservé soigneusement, daté, répertorié, étiqueté, la cave de la gendarmerie recèle de nombreux objets curieux et c’est sur un rayon que j’ai retrouvé le morceau de corde qui enserrait le cou de Mangoni. D’après le rapport correspondant à ce bout de corde, il provenait d’un cordage utilisé dans l’atelier de menuiserie, il servait à monter des planches de bois au grenier à l’aide d’un palan, tout est consigné là-dedans.

L’adjudant me montre un cahier d’écolier.

- Et le reste de ce cordage est peut-être encore sur place, l’assassin l’a découvert par hasard, ignorant qu’un autre morceau avait servi au même emploi.

- Possible, je vais contacter le notaire en charge de la propriété, à ma connaissance, le sieur Mangoni avait un fils et une fille, il nous faudrait éventuellement une autorisation pour effectuer une perquisition. De toute façon, l’affaire va connaître une autre dimension, mon capitaine va certainement prendre les choses en mains, un juge sera désigné, nous n’aurons plus les mêmes rapports vous et moi.

Dommage, les renseignements risquent d’être distillés au compte goutte, je vais devoir crapahuter sur le terrain pour recueillir des informations et surtout je ne serai plus seul, quelques magazines en mal de sensationnel vont probablement s’intéresser au sujet, sans oublier les gars de la télé régionale et leurs gros sabots.

- Que vous inspire cette similitude au niveau de la corde?

- C’est peut-être une coïncidence, les antagonistes se trouvaient probablement dans l’ancien atelier de menuiserie pour commettre leur crime, l’occasion fait le larron.

Le téléphone sonne, l’adjudant décroche,  répond par oui et par non, un monologue qui dure et qui semble énerver le militaire.

- Une plainte émanant de vos amis, vous aviez raison, cette fois, ce monsieur fait jouer ses relations, mon supérieur hiérarchique est dans le coup, nous devons faire une enquête sur la coupure de ce fil téléphonique, nous allons perdre du temps pour de telles babioles et peut-être laisser filer un délinquant, comme cela arrive trop souvent.

Avant de quitter la brigade, je note les renseignements concernant l’accident de la route, deux événements le même jour dans le canton, de quoi passionner les lecteurs de la Gazette Républicaine.

- Mettez l’accent sur les dangers de ces nouveaux carrefours qui fleurissent un peu partout, nous allons en avoir d’autres dans le secteur, ils présentent des avantages mais également des inconvénients... Concernant la victime, nous allons établir un portrait-robot que nous vous demanderons de faire paraître, mes supérieurs vous tiendront au courant, comme d’habitude.

- Vous m’aviez dit qu’il était défiguré.

- Affirmatif, mais nos laboratoires sont capables de faire une reconstitution à partir d’éléments essentiels, forme du visage, emplacement des yeux, importance du nez et j’en passe, c’est beau le progrès.

 



01/03/2011
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