La nymphe vengeresse
Je n’avais pas encore mis les pieds dans le bureau de poste de Mauzieux, je savais que les chances de rencontrer la belle Elisa étaient minimes, celles d’apercevoir son mari le receveur à peine plus grandes, ce genre de fonctionnaire se tient habituellement en retrait dans un bureau voisin des guichets, évite le contact avec les acheteurs de timbres et les envoyeurs de colis. Mon jugement était hâtif, monsieur Rancourt suppléait une guichetière occupée au téléphone et c’est lui qui me vendait une carte téléphonique, le client précédant m’avait renseigné en le saluant.
- Vous avez une préférence pour la carte ?
- Peu importe, je ne suis pas collectionneur.
La quarantaine, petit et plutôt maigre, le receveur est tout juste aimable.
C’est en sortant qu’un parfum suave vient chatouiller mes narines délicates, il émane d’une dame que je vois de dos, se dirigeant vers la boutique du buraliste, je lui emboîte le pas. Les chaussures à talon claquent sur le trottoir, vus de derrière, les mollets sont déjà agréables à regarder, de profil, ce doit être un régal. J’ai toujours eu un faible pour les jambes féminines, elles représentent la véritable beauté, elles préfigurent la perfection du corps. Je regrette amèrement que les pantalons soient trop souvent portés par nos compagnes, si j’étais député, je déposerais un projet de loi interdisant... Je freine un peu mon élan, attends quelques secondes avant de pénétrer dans le magasin, un autre client me grille la politesse.
La jolie brune est au comptoir, ses cheveux sont tirés et noués, dégageant une nuque qu’un vampire mordrait à pleines dents sans se poser de questions, je me place de façon à voir son visage. Et si c’était Elisa ? Elle paye une cartouche de Malboro, se retourne, marque un petit temps d’arrêt en me voyant puis s’échappe, laissant flotter des effluves envoûtantes dans son sillage.
- Monsieur Passy, quel plaisir de vous revoir, je sais que vous êtes venus plusieurs fois chez nous, les articles vous ont trahis, votre signature.
Le buraliste me désigne le présentoir où notre quotidien a une place de choix.
- Les ventes ont augmentées ?
- Quelques exemplaires supplémentaires, vous savez nous sommes dans une époque peu propice à la lecture, manque de temps, la télévision est omniprésente et puis les gens se désintéressent de l’actualité locale et régionale, un gros titre concernant une histoire de mœurs en Amérique ou le divorce d’une vedette attirent plus qu’un crime banal dans nos campagnes, vous le savez, ce sont les journaux spécialisés qui font leur beurre, il faut vous reconvertir.
- Et le tabac ? avec les campagnes contre son utilisation et l’augmentation des prix, vous en vendez encore ?
- Les hommes fument de moins en moins, les femmes de plus en plus.
- Votre dernière cliente achetait une cartouche.
- Madame Rancourt ? une par mois, guère plus.
J’avais vu juste, la description de la dame faite par les mâles rencontrés n’était pas surfaite, deux femmes comme Elisa ne pourraient cohabiter dans un village... Malboro, comme le mégot. Bouche moyenne, rouge à lèvres ? il était discret aujourd’hui. Rosita numéro 12 de chez Bourjois ?
- Finalement les blondes prennent le dessus.
- Comme vous dites, voyez le choix... un peu meilleur aujourd’hui.
Le marchand de tabac regarde à travers la vitrine, je suis son regard.
- La grosse maison blanche ?
- La demeure des frères Galley, Jean et sa famille loge au rez-de-chaussée, Jacques et sa solitude au premier étage, le bureau donne sur l’autre rue.
J’attendais cette réponse.
- Le bureau je connais, j’ai déjà rencontré les exploitants.
- Le rideau du bas bouge, la demoiselle Galley est à son poste d’observation.
- La fille de..
- De Jean, Marie-Louise, une handicapée physique, elle a été victime d’un accident de voiture, elle ne sort jamais, guette souvent derrière ses carreaux, surveillant les allées et venues des habitants du bourg, un passe-temps comme un autre.
Deux clients entrent, je laisse la place.
- Venez me dire bonjour quand vous passez dans le coin.
Je me rends à la mairie, Julien Garassaux m’avait communiqué ses horaires de présence, je lui avais promis de lui rendre visite.
L’aimable dame qui accueille les administrés et les visiteurs me demande de patienter quelques minutes.
- Monsieur le maire est avec un conseiller municipal, l’entretien devrait se terminer...il fait moins froid que les jours derniers.
- Noël approche, c’est souvent une période de redoux.
- Et à Pâques nous aurons encore de la neige.
Bien pratique de parler du temps qu’il fait pour meubler une conversation...le grand bureau est occupé par une autre femme...mon auto-stoppeuse... avec ses cheveux courts, jaune canari cette fois, elle a également une pierre précieuse incrustée sur une narine, je ne l’avais par remarqué, mais toujours sa poitrine avantageuse moulée dans un pull trop juste et j’imagine que la jupe est aussi restreinte que lors de notre première rencontre. Elle me fait un petit geste de la main en m’apercevant... Devant elle un ordinateur, sur le côté, une imprimante...HP. Du rouge aux ongles, les rames de papier affichent la marque Clairefontaine. Les suspectes sont nombreuses, je demanderais bien à cet oiseau rare tombé du nid de m’écrire le mot fantasme.
- Entrez monsieur Passy, quel bon vent vous amène.
- Vous n’êtes pas trop occupé ?
- Un prochain rendez-vous dans une demi heure, c’est vrai qu’il y a toujours à faire dans une commune comme la nôtre...je viens d’avoir un entretien avec l’adjoint chargé de la gestion de nos bois communaux, après les premiers froids précoces, certains habitants manquent déjà de bois de chauffage, c’est un comble à Mauzieux, des pauvres gens qui tirent le diable par la queue.
- Vous avez des cas sociaux ?
- Le nombre de chômeurs est en constante augmentation, c’est affolant, concernant le bois de feu, nous leur avions proposé de nettoyer une partie de la forêt communale afin de récupérer bûches et rondins, croyez-vous qu’ils se soient précipités sur l’aubaine, quatre ont commencé le travail puis rapidement deux ont abandonné, trop difficile, vous imaginez, abattre des arbres et les débiter à la tronçonneuse... Maintenant, de nombreuses familles vont manquer de combustible, nous allons être dans l’obligation de leur attribuer du bois gratuitement.
- L’an prochain, les deux courageux attendront votre aide.
- Exactement, enfin...parlons d’autres choses...les gendarmes rôdent dans nos rues actuellement, c’était inévitable, la mort de Radzic est accidentelle mais ils cherchent à comprendre d’où venait l’argent qui a servi à retaper et à équiper sa maison.
- Je viens de rencontrer madame Rancourt.
Julien met quelques secondes avant de réagir.
- Et votre avis rejoint celui de la majorité, une jolie femme.
- Elle fume.
- Vous savez cela aussi...mon père ne supportait pas la vision d’une femme avec une cigarette à la bouche, il trouvait cette attitude déplacée, je sais qu’elle évitait de fumer en sa présence...et avant de le retrouver.
Si le mégot de la grotte a été jeté par Elisa, elle était peut-être dans les bois avec un autre homme qu’Albert.
- Jean Galley va mieux ?
- Il était ici hier, pour des papiers administratifs, sa première sortie depuis votre balade en forêt, il ressent encore une petite douleur, dans quelques jours il reprendra ses activités, je lui souhaite.
- J’ignorais qu’il avait une fille.
- Vous voulez dire une fille handicapée, il en a une autre, un peu plus âgée, coiffeuse à Serville. Qui vous a parlé de Marie-Lou ? son oncle ? Pauvre gamine, pire que la mort, clouée sur un fauteuil roulant jusqu'à la fin de ses jours, une jolie fleur fauchée au printemps.
- Accident de voiture paraît-il.
- Il y a environ quatre ans, deux jours avant son anniversaire, dix-huit ans... une fille belle et intelligente, elle voulait préparer une grande école, l’ENA ou polytechnique, elle en avait les moyens. Je la vois régulièrement, je vais vous faire un aveu mais de grâce ne le répétez à personne, c’est Marie-Lou qui rédige mes discours, je suis nul dans cet exercice, elle est douée et aime l’écriture. Remarquez, je ne fais que suivre la trace de mon père, en plus, il lui confiait la rédaction de l’éditorial du bulletin municipal mensuel, à présent c’est Sophie qui se charge de tout.
- La dame qui reçoit si gentiment.
- Non, la demoiselle aux cheveux citron, elle a un look extravagant et pourtant c’est une fille dynamique et sérieuse, plus d’un an qu’elle est à notre service...si vous permettez, je reviens à Marie-Lou, vous pourriez peut-être l’aider, je vous ai dis qu’elle aime écrire, entres autres des romans qui me semblent dignes d’intérêt, si vous voulez, je m’arrange avec Jean pour qu’elle accepte de vous recevoir...Vous avez eu des ennuis à Mauzieux, devant le café des Joncs ?
- Le pneu crevé, une plaisanterie.
- Un imbécile, d’autres que vous ont subi ce genre de vandalisme, des étrangers au bourg, nous savons qui est capable de telles actions.
- Bob ?
- Pour faire le malin aux yeux de ses compagnons de beuverie, je le garde à mon service en souvenir de son père, c’était un ouvrier sérieux et dévoué, l’adage tel fils tel père n’est pas toujours respecté.
Avant de quitter la mairie, j’aimerais récupérer un ou deux bulletins municipaux, si par hasard le mot phantasme figure.
- Nous avons des exemplaires en réserve, justement pour donner à des personnes comme vous, voici ceux de cette année mais il manque celui de mai, c’était un hommage à mon père, je n’ai plus aucun numéro, pire, j’ai donné le mien, si vous voulez les précédents.
Je me contente déjà des dix derniers, de quoi passer des soirées laborieuses, je vais solliciter Martine.
C’est toujours ainsi, il a fallu passer cinq bulletins au peigne fin avant de tomber sur le mot recherché, il se trouve dans le bulletin de mars.
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