Le grand verger (suite)
Nous sommes invités à déjeuner chez les Durieux, je suis impatient de voir les filles de plus près qu’à l’église. Je pense exclusivement à Hélène, l’autre ne doit être qu’une pâle copie, sa vocation future doit la rendre triste et renfermée.
Oncle Charles m’informe :
- Plus question de parler de la Ronceraie, le projet d’achat est abandonné, trop d’argent à mettre dans la rénovation, Roger est un homme raisonnable, il préfère investir dans l’industrie et puis la maison bleue convient à la famille, le propriétaire est enfin disposé à vendre...pour la Ronceraie, nous avons un contact avec le département, les services de santé, il serait question d’installer un établissement médical, genre centre de repos pour enfants et adolescents en convalescence, une destination qui arrangerait tout le monde.
A commencer par les Montcy qui ne craindraient plus la concurrence, c’est le sentiment que j’éprouve malgré moi.
- Calme-toi mon cousin, nous ne pouvons décemment arriver avant midi et demi, ce serait d’une incorrection, ce sont les jumelles qui te mettent dans cet état? Beau gars comme tu es, tu n’auras aucun mal à séduire la belle Hélène, d’autant plus que cette demoiselle a une conception toute particulière de la vie, elle doit compenser la mollesse de sa sœur jumelle, la future sainte.
Béatrice me donne des conseils avant notre visite chez les Durieux.
- Comment les différencier?
- A première vue, c’est impossible, elles sont parfaitement identiques, dès qu’elles s’expriment, impossible de se tromper...Tu vas avoir une surprise chez nos hôtes.
La maison bleue est une grosse bâtisse carrée à deux étages surmontée de mansardes, la peinture de la façade est bleue effectivement mais d’un bleu pisseux passablement écaillé par endroits. Située en bordure de la route nationale, avec la ligne de chemin de fer en contrebas, elle est entourée d’un vaste parc boisé, plusieurs arbres sont impressionnants en taille, surtout les deux marronniers placés en sentinelles à l’entrée. En cette saison leurs branches dénudées forment un enchevêtrement squelettique, mais à la belle saison ils offrent une ombre épaisse aux amoureux qui viennent s’asseoir sur les bancs de pierre placés à l’extérieur. A l’arrière de la bâtisse, un bosquet de bouleaux et de pins masquent un bâtiment annexe.
- Excusez le désordre, nous avons encore de nombreuses choses à ranger, la maison est tellement vaste que nous ne savons comment la meubler harmonieusement.
Nous suivons madame Durieux pour une visite guidée des lieux, nous n’avons pas encore vu les filles, en passant dans le long couloir de l’étage, j’entends des rires cristallins.
La maîtresse de maison frappe des petits coups sur une porte.
- Mesdemoiselles, nos invités sont arrivés, nous vous attendons en bas, ne tardez plus s’il vous plaît.
Les pièces sont chichement éclairées par d’étroites fenêtres et l’environnement boisé assombri les intérieurs que je trouve lugubres.
- Savez-vous que cette maison à été construite en 1850, c’est la plus ancienne de Labréville, elle est la seule a avoir échappé à la destruction pendant la Grande Guerre...oh! pardon, j’oubliais votre château.
- Nous avons subi quelques dommages, plusieurs obus sont tombés sur le bâtiment principal et d’autres sur les dépendances, quelques traces sont encore visibles, par contre il est vrai que cette maison bleue n’a subi aucune atteinte, c’est un mystère qui s’expliquerait par des problèmes de balistiques, il faudrait demander confirmation à un artilleur, l’angle mort paraît-il qui est, c’est un paradoxe, un endroit où la vie pouvait continuer.
Comme à son habitude, Charles monopolise la conversation et se lance dans de grandes explications, c’est son sport favori, grand-père disait qu’il aurait du se présenter aux cantonales et même à la députation.
- Un angle mort dites-vous, heureux d’apprendre cette particularité, nous allons nous sentir en sécurité.
Monsieur Durieux a deux guerres de retard, une petite bombe atomique dans les parages et sa maison bleue serait volatilisée.
Nous pénétrons dans la salle à manger alors qu’enfin les deux filles de la maison font leur apparition d’un autre côté. Ravissantes et souriantes, vêtues de la même façon, une poignée de mains un peu timide suivie d’un shake-hand vigoureux permet de situer les jumelles. Un regard insistant et même gênant de la seconde confirme l’identification.
La surprise que j’attendais depuis mon arrivée se présente.
- Maria est à notre service depuis la Toussaint, nous sommes satisfaits, elle est d’une grande disponibilité, elle progresse dans tous les domaines.
Je suis heureux de voir la copine d’Albert à l’abri dans une bonne maison mais comme elle doit regretter sa liberté d’antan, le lait de ses chèvres, la verve du colonial.
- Son passage à l’hôpital a permis au docteur de lui soigner les yeux, elle voit parfaitement à présent.
Le repas se déroule dans une atmosphère agréable, les mets, sans être fastueux sont très bien cuisinés et je fais honneur à la maîtresse de maison en reprenant du coq au vin.
- J’aime cuisiner, dommage, Roger n’apprécie guère, son frère, feu mon mari, était gourmet et gourmand.
Que dire de mes deux voisines? Ma place n’est pas idéale pour converser, j’aime avoir mon interlocuteur en face de moi, surtout quand c’est une interlocutrice. Sans cesse je tourne la tête à gauche et à droite, j’en attrape le tournis. C’est tout de même vers la gauche que vont mes préférences, Hélène est plus curieuse, plus interrogatrice, à la limite de l’indiscrétion. De l’autre côté, Isabelle s’exprime bien, posément, les voix sont absolument identiques. Il me vient des idées farfelues, deux femmes à la fois, ce serait formidable, une gaie pour s’amuser, une calme pour se reposer… Mon esprit vagabonde, je pense à Albert et sa théorie concernant la bigamie « Une femme t’empoisonne pour des babioles, quand tu en as deux, elles se font concurrence pour obtenir tes bonnes grâces » Albert... paix à son âme.
- Vous pouvez aller faire un tour dans le parc, ou vous replier sous la véranda si vous avez froid...Olivier, nous aurons besoin de vous tout à l’heure, quelques mises au point concernant notre société en devenir.
Monsieur Durieux ne perd pas de temps.
Le fond de l’air est frais, après un Noël relativement doux, le temps se gâte, un vent d’est cingle les oreilles. Le tour du parc est vite fait, nous rentrons.
En pénétrant dans la véranda, je découvre un lieu plaisant et lumineux, les grandes vitres éclairent des plantes vertes, l’endroit est bien chauffé, nous prenons place sur des poufs aux couleurs vives.
Nous avions commencé par un vouvoiement pénible à assumer, heureusement qu’Hélène, au dessert, avait suggéré le tutoiement.
- Tu as une moto? Une machine puissante et rapide d’après mes informations, tu accepterais de me prendre comme passagère?
- Demain matin si tu veux.
- Marché conclu comme dit Roger, à dix heures cela te va?
J’avais remarqué que les filles appellent leur oncle par son prénom.
Nous parlons études, cinéma, musique. Les goûts musicaux des jumelles sont à l’image de leur caractère et Isabelle donne son point de vue.
- J’aime toutes les musiques si elles sont bonnes mais j’ai un faible pour Mozart.
Hélène préfère les variétés.
Je bavarderais des heures avec ces deux jolies femmes. J’ose les taxer de femmes, intellectuellement elles dépassent de loin les évaporées que je côtoie à l’université, physiquement, elles pourraient rivaliser avec les stars qui s’exposent dans les magazines. J’essaye de découvrir une différence anatomique, j’y parviens après un examen complet, je constate qu’Hélène a une légère cicatrice sur le côté intérieur du genou droit, voilà qui me permettra de faire le distinguo, éventuellement.
Cet inventaire me laisse perplexe, comment un corps tel que celui d’Isabelle, comment de telles jambes, un si joli minois risquent de ne jamais connaître l’amour, le plaisir, de ne jamais en donner, quel gâchis. Qu’une moche se consacre à Dieu, je veux bien, ce qui compte dans ce cas c’est uniquement la beauté de l’âme. Et si je tentais de séduire cette divine personne?
- Olivier, la récréation est terminée, les hommes vous attendent au petit salon.
J’emboîte le pas de la sémillante maman des jumelles, passe par la salle à manger et ...j’explose intérieurement, mon cœur s’emballe, mon cerveau se liquéfie, ce que je vois me sidère...la bague, le fameux diamant, les millions, au doigt de ma mère, comment ai-je pu le rater tout à l’heure, il brille de mille facettes, il est magnifique à cette place.
Monsieur Durieux va me prendre pour un écervelé, ses explications m’indiffèrent, j’ai l’esprit ailleurs, j’ai grand besoin de me rafraîchir car je transpire à grosses gouttes... Je demande le chemin des toilettes.
Tante Alice me voit passer et me suit, elle aussi est cliente des toilettes Durieux.
- Nous aurions du t’avertir, nous l’avions essayé toutes les trois, seule Lydie pouvait l’enfiler, tu comprends mon garçon.
- Et il fallait l’exposer aujourd’hui, pour épater la galerie, c’est ce qui s’appelle redorer son blason.
- Comme tu veux, c’est de bonne guerre entre gens du monde, tu as vu le petit saphir de madame Durieux, ridicule à côté.
L’industriel doit regretter de ne pas m’avoir envoyé faire un tour avant, je suis requinqué, je m’immisce dans la conversation, parle de rentabilité, de formation du personnel, de technique de sciage, de commerce international, Charles est ébahi.
- Vous avez d’excellentes bases dans de nombreux domaines et une grande logique dans vos remarques, je vous attends demain après-midi sur le chantier, vous pourrez constater l’avancement des travaux, nous parlerons plus concrètement de l’avenir, je vous expliquerai le fonctionnement de notre future usine.
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