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Le grand verger (suite)

Mon emploi du temps de ce lundi est établi, comme il fait beau, tout de suite après le déjeuner j'irai  voir les exilés de la verrerie via Prévocourt, j'aimerais bavarder longuement avec Albert.

Je passe la matinée dans mon repaire, je me sens de mieux en mieux dans ce lieu. J'ai de la lecture, une lecture passionnante et troublante, malgré les recommandations de ma cousine, je me repais de récits érotiques dépassant mon imagination, le plaisir des sens est donc si important dans la vie des hommes et des femmes? Mais pourquoi la haine prend-elle trop souvent le dessus, comment peuvent cohabiter deux sentiments extrêmes.

    

Par les fenêtres, je regarde le paysage, le village et ses maisons alignées le long de la rue Principale, la ligne de chemin de fer qui encercle Labréville. Quand un train arrive, je le suis des yeux, ruban de wagons tiré par une locomotive crachante et fumante,  les coups de sifflet stridents m'arrivent quelques dixièmes de secondes après vision de la vapeur libérée. Les convois de marchandises passent à des heures irrégulières, contrairement à l'autorail qui, six  fois par jour, dans un sens ou dans l'autre en alternance, ponctue la vie du village. Il arrive, fait retentir son signal bien particulier, s'arrête en gare et repart en répétant ses deux notes habituelles. L'activité de la gare est relativement importante, en plus des voyageurs qui viennent des villages environnants, les marchandises chargées et déchargées représentent un tonnage non négligeable. Le bois est de loin la matière la plus exportée, des piles de grumes et des montagnes de bois de chauffage envahissent les quais, l'industriel Ardennais  a vu juste en choisissant notre village pour installer sa scierie, toutes ces belles billes peuvent être débitées sur place. Les céréales font l'objet d'expéditions saisonnières, en contrepartie, les engrais de plus en plus employés par les agriculteurs arrivent régulièrement, la coopérative agricole du village est l'une des principales du département, grâce justement à la voie ferrée.

Pendant la guerre, de lourds convois ennemis, chargés de matériel, d'armes et de munitions empruntaient le rail, le pont qui enjambait la rivière avait été la cible des avions Anglais un bel après-midi de juin 1944, j'étais dans la tour avec grand-père, nous venions de ranger quelques bûches de bois dans le réduit quand les premières bombes sont tombées. Plutôt que de descendre dans la cave avec les femmes et Charles, j'avais rejoins grand-père au troisième, nous étions aux premières loges dans ce poste d'observation, la sérénité de mon aïeul permettait d'atténuer ma frousse.

- Encore une fois raté, ce pont est indestructible.

Grand-père pestait, il m'expliquait qu'à la débâcle, les soldats Français avaient essayé de le faire sauter.

- Malgré les énormes charges de dynamite, il n'avait que des égratignures, il a été trop bien construit.

A la libération, ce sont les Allemands qui ont tenté la même démarche, avec un peu plus de réussite mais quelques jours après, une voie était de nouveau en service.

Je regarde dans la cour, aperçois Alice se dirigeant vers le poulailler, le ramassage des oeufs fait partie de ses occupations. Tante Alice! j'ai encore en esprit le rêve enchanteur d'hier, je sens encore son odeur corporelle entêtante, j'éprouve encore cette sensation de chaleur et de quiétude, dommage qu'elle n'est pas ma mère,  j'aurais été un enfant heureux. D'autres pensées moins avouables me traversent l'esprit, je n'ai aucun lien de parenté avec elle, je pourrais, nous pourrions...

 

- Tu es dans la lune?

Je devrais mettre une sonnette au-dessus de l'entrée, comme celle de l'épicerie, Béa me surprend.

- Papa est d'une gentillesse, pourvu que cela dure...dis-moi, Olivier tu avais réellement l'intention de faire une grosse bêtise? 

Je ne répondais pas.

- A propos, j'ai entendu dire que tu sortais cette après-midi, tu vas à Prévocourt, j'aimerais aller avec toi.

- Tu as toujours refusé de monter sur mon engin, tu as changé d'opinion sur mes capacités de pilotage.

- Si tu veux, je mets mes bottes et mon pantalon d'équitation.

- Tu veux te rendre ridicule à Prévocourt, je te prête un blouson...mais c'est que…j'avais prévu de passer ...

- Du côté de la cabane d'Albert et Maria, je sais, maman m'a tout raconté, depuis le premier jour, c'est ce qui motive mon envie de promenade, j'aimerais revoir ces deux oiseaux rares.

- Tu te souviens d'eux?

- Naturellement, je suis vieille, j'étais déjà une grande fille quand ils ont quitté les gens civilisés.

- Tu ne crains pas la lèpre, Albert a les mains et les pieds rongés jusqu'à l'os et des trous plein le visage, une vision affreuse, Maria c'est pire encore.

- Justement, je suis une bonne chrétienne, charitable, je veux aider les malheureux, gagner ma place au paradis.

- Pour compenser tes mauvaises actions.

La volonté, la pugnacité de ma cousine m'oblige à accepter, et puis une idée derrière la tête me trotte.

- Finalement tu lis ces cochonneries, tous pareils les bonshommes.

Je venais de feuilleter le Kâma-Sûtra et l'avait laissé sur le bureau.

- Il n'y a pas que de la lecture, aussi des modes d'emploi, tiens regarde…

- En effet, ces dessins sont de véritables œuvres d'art.

Ma cousine rit et ses yeux brillent étrangement.

- Compliqué il me semble, il faut être contorsionniste, rien ne vaut les élans naturels.

- Il faudrait essayer… à deux.

- Olivier !... Fais-en cadeau à Nénette, elle pourra offrir des suppléments à ses clients et majorer ses prix.

- Nénette?

- Arrête de jouer les puceaux effarouchés,  je sais… tu as lu toutes ces lettres?

La curieuse vient d'ouvrir le tiroir.

- Tu vas être déçue, aucune lettre d'amour, que des correspondances bassement matérialistes.

- Et ces agendas ?

Nous feuilletons les carnets.

- C'est là qu'il notait ses rendez-vous.

Des feuilles sont épinglées.

-Des notes de restaurant et d'hôtel, quand il allait à Châlons pour ses affaires de bois, il ne rentrait pas le soir, tu te souviens.

On retrouve en effet, des factures de l'hôtel Bristol à Châlons.

-Tiens, bizarre, des notes de l'hôtel St Paul à Verdun.

-Normal, quand il avait un rendez-vous à la chambre d'agriculture ou à la banque, maman en profitait pour venir me voir au lycée, ils déjeunaient au St Paul, souvent j'avais la permission de sortir et de manger avec eux.

Béa avait un drôle d'air, elle refermait l'agenda que nous venions d'examiner.

-Nous violons l'intimité d'un défunt, il faut détruire ces livres.

Je ne comprenais pas sa réaction mais elle avait certainement un rapport avec ces notes de frais.

-Montre voir, tu me caches quelque chose.

-Tu y tiens ?



13/12/2010
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