Le grand verger (suite)
Les grandes vacances terminées, Olivier rejoint l’université de Nancy, mais il reste profondément attaché à son village et revient presque chaque dimanche.
Les vacances de Noël sont les bienvenues, me replonger une quinzaine de jours dans l’ambiance familiale me fera le plus grand bien, j’en suis persuadé. Les études ne me passionnent que moyennement mais je m’accroche et ne rate aucun cours. Je n’ai pas de véritable ami et je trouve les filles superficielles. Presque tous les étudiants sont des citadins hautains et snobs, les quelques ruraux se fondent dans la masse, comme honteux d’être issus de la campagne. J’ose affirmer que je suis un villageois ce qui me vaut quelques moqueries. Les conversations de ces parvenus sont d’une futilité déconcertante, tous parlent de vacances à la mer ou à la montagne, de vedettes de cinéma et de la chanson, de sport mais jamais de leur avenir professionnel. Quant aux professeurs, aux maîtres de conférence, ils sont bien différents de ceux que j’ai connus au lycée, mes demandes d’information semblent les importuner, ce sont des nombrilistes, ils aiment employer des termes savants pour désigner des choses banales.
J’ai un nouvel amour, un bout de chou de six mois à peine. La petite Clémentine est adorable, ses parents sont fous d’elle et je ne parle pas des grands parents, voir oncle Charles lui faire des simagrées et un spectacle étonnant. Curieusement, je lui trouve des ressemblances avec Béatrice.
- Tu n’es pas le seul à faire cette réflexion, surprenant, ceux qui ignorent la réalité le disent, c’est donc vrai.
Transformée ma cousine, son nouveau rôle lui va bien, elle a enfin le bébé qu’elle désirait.
Autre nouveauté au château, Alice et Charles ont installé un téléviseur dans leur salon. Et pourtant, quand quelques familles du village s’étaient équipées, l’oncle avait déclaré que jamais cette invention ne rentrerait chez lui.
-Les gens ne mangent plus, ne lisent plus, n’ont plus de conversation, ils regardent les images bêtement, pour avoir eu l’occasion de voir quelques programmes, je peux dire que c’est d’une indigence…
Seulement c’est un signe extérieur de richesse, et l’antenne installée au sommet du donjon se remarque de loin.
Béatrice envisage aussi d’équiper son foyer.
-Plus tard, nous avons de l’occupation avec Clémentine.
La messe de minuit a toujours eu une grande importance pour la famille. J’aimais cette réunion nocturne de tous les paroissiens, les chants mélodieux, la crèche que je fixais à longueur d’office et dont les personnages semblaient s’animer. Quand j’étais gamin, j’étais surtout attiré par l’ange quêteur, j’enfilais sans cesse des pièces dans la fente de sa tirelire pour avoir le plaisir d’être remercié de son mouvement de tête, toute la famille me donnait de la monnaie pendant que le curé se frottait les mains. Le retour au château était un enchantement, je me précipitais vers la grande cheminée de grand-père pour prendre possession des cadeaux. Même pendant la guerre, je recevais des jouets et des jeux, des livres et des friandises. J’entendais mes petits camarades parler de noix et de noisettes, rarement d’autres choses. Durant les premiers jours de l’année, j’invitais quelques garçons de mon âge, nous passions des jeudis entiers à jouer au nain jaune, à la bataille navale ou à assembler des pièces de mécano, ils étaient fiers d’être acceptés au château. Alice confectionnait des petits pains au lait et préparait des bols de chocolat fumants et odorants. Quand arrivait les beaux jours, les jeunes villageois préféraient les jeux de plein air d’où j’étais souvent exclu, ne sachant pas fabriquer un arc ni des échasses, ayant peur de salir et de déchirer mes vêtements, de grimper à un arbre pour dénicher les corbeaux.
- Nous sommes invités chez les Durieux dimanche prochain, pour le déjeuner, tu feras connaissance avec les jumelles, nous les avons rencontrées, elles sont charmantes.
- Les Durieux sont installés à Labréville?
- Depuis une dizaine de jours, pas dans l’ancien presbytère comme prévu, ils l’ont trouvé trop froid, trop austère, ils ont loué la maison bleue. La construction de la scierie vient de débuter, Roger est pressé et voulait être sur place pour surveiller les travaux, il t’invitera probablement sur les lieux, tu auras quelques papiers à signer, nous en reparlerons plus tard.
J’avais hâte de rencontrer les demoiselles Durieux et j’étais heureux de constater la présence de la famille du scieur au grand complet lors de la messe de minuit. Le curé, toujours soucieux des intérêts de l’église et des siens avait réservé une place à cette nouvelle famille Labrévillaise, juste sous la statue de Sainte-Anne, au même niveau que la nôtre mais du côté des femmes. Je m’étais placé en bordure de l’allée centrale et, en tournant la tête d’un quart de tour, j’avais le plaisir de voir le profil de la jumelle la plus proche alors que l’autre était masquée. Je n’étais pas déçu, pourtant bien emmitouflée et chapeautée, Hélène ou Isabelle avait une grâce incomparable dans la façon de s’agenouiller, de se relever, de s’asseoir. Je tournais la tête sans cesse pour ne rien manquer des mouvements. Les deux sœurs étant parfaitement synchronisées, la seconde échappait entièrement à ma vue. Quelle était « la » visible, Isabelle ou Hélène? J’optais pour la délurée, l’autre plus discrète se cachait. Non, je dois faire erreur car je surprends la seconde lancer des regards dans ma direction. Régulièrement, elle recule un peu et tourne la tête d’un geste rapide. La voilà la dynamique, celle que j’aimerais fréquenter.
A la fin de la messe, je ne peux m’empêcher d’aller vers la crèche, l’ange est toujours fidèle au poste, j’aurais envie de glisser des piécettes dans sa besace mais je me domine. Les Durieux ont tourné les talons, ils se dirigent d’un bon pas vers la sortie, inutile d’essayer de les rattraper, ce serait inconvenant, il me faut attendre dimanche.
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