Le grand verger (suite)
Branle-bas de combat chez les châtelains, ils reçoivent à leur table, et pas n’importe qui, celui qui va relancer l’économie de Labréville, en quelque sorte le messie. Nous attendons monsieur et madame Durieux ce dimanche, les fillettes seront absentes, elles vont rester chez leur nounou je suppose.
La plus belle nappe est de sortie, les couverts les plus riches quittent leur écrin, les buffets de grand-père sont fouillés afin de dénicher les accessoires les plus décoratifs, il y a largement le choix.
- Après la Toussaint, il faudra se décider à partager tous ces objets.
- Une vente aux enchères ou un étal au marché aux puces pour tout liquider.
Maman est outrée, Béa aussi, même Alice me sermonne.
- Olivier, tu devrais avoir honte de parler ainsi, c’est un héritage familial, un véritable patrimoine.
Grâce à l’obligeance de monsieur le curé, une messe matinale permet aux femmes de respecter la tradition, les habitants de Labréville vont être étonnés de ne voir que des mâles dans le banc des Montcy à la grand-messe.
Monsieur Durieux pourrait passer pour un fonctionnaire ou un bureaucrate, chemise au col empesé, cravate sombre, il est calme, courtois, poli. Il parle de son métier, du bois, de la forêt avec chaleur.
- Quand vous êtes devant un beau chêne, vous imaginez que plus de deux cent fois il a perdu ses feuilles en automne pour en retrouver de nouvelles au printemps, qu’il a connu des tempêtes, des orages, des guerres, que des milliers d’oiseaux se sont perchés sur ses branches, que des hordes de sangliers sont venus manger ses glands, vous ne pouvez avoir que du respect pour lui.
- Mais vous allez l’abattre.
- Oui, avant qu’il ne meurt vraiment, afin qu’il retrouve une nouvelle vie sous forme de meubles, de tonneaux, de charpentes, de parquets, de fenêtres.
- De cercueils également.
- Raison de plus pour le considérer.
Roger est jeune effectivement, son épouse est plus âgée, mais elle est parfaitement maquillée, sans outrance, élégamment vêtue, un joli sourire, des cheveux couleur...tarte aux mirabelles, un décolleté suggestif, une voix mélodieuse, Charles la complimente gauchement ce qui fait sourire Alice.
Les conversations concernant les affaires sérieuses sont prévues après le repas, entre hommes. J’avais, hier soir, potassé quelques ouvrages sur le bois, essayé de retenir les grands thèmes, j’ai même étudié les différentes techniques de sciage et de débit, j’espère que j’aurai conservé quelques notions valables afin de participer activement à la discussion.
Nous parlons du village, de la Ronceraie, je baisse le nez dans mon assiette à l’évocation de ce lieu.
- Ainsi vous rentrez à l’université de Nancy? Quelles sont vos ambitions?
Je résume, affirmant que j’aimerais faire des études d’architecture.
- Beau métier, créatif et d’avenir, les villes se développent, dans tous les pays du monde, nos filles sont encore au lycée, à Sedan, elles entrent en terminale, l’année du bachot, elles vont devoir travailler encore plus sérieusement.
- Vos filles en terminale, elles ont sauté des classes.
Je m’adresse à madame Durieux mais je pense surtout à son mari qui doit tout juste avoir trente ans.
- Vous êtes galant jeune homme, mes filles vont avoir dix huit ans le mois prochain, j’approche de la quarantaine figurez-vous... nous vous devons des explications, Roger n’est pas réellement le père d’Isabelle et d’Hélène, leur père était Louis Durieux, son frère aîné, mon premier mari, décédé en 1938 dans un malheureux accident de chasse, les filles avaient à peine deux ans.
- Je me considère comme leur véritable père et elle me le rendent bien.
Un silence suit cette déclaration, une poignée de secondes qui dure à l’infini, un silence que personne n’ose déranger.
- Ce sont de vraies jumelles?
Alice s’est dévouée à poser une question.
- Oui, physiquement elles sont absolument identiques, par contre elles très dissemblables de caractère, ce qui permet de les reconnaître aisément. Hélène est gaie, enjouée, exubérante, Isabelle est réservée, secrète, presque mystique.
- Elles ne se complaisent qu’entre elles?
- Absolument pas, et ce depuis longtemps, elles s’adorent mais vivent différemment, elles s’habillent souvent de la même façon, par jeu, mais n’ont pas les mêmes occupations. Alors qu’Hélène peut aller courir dans les bois comme une sauvageonne, Isabelle s’enferme dans sa chambre pour lire, écouter de la musique et prier.
Monsieur Durieux enchaîne.
- Leurs projets d’avenir sont divergents, Isa veut se consacrer à Dieu, à la prière, à la réflexion, nous accéderons à son désir. Hélène souhaite faire du journalisme, un métier de communication, de la politique éventuellement, elle serait redoutable, voyez, les deux extrêmes.
J’essaye d’imaginer les demoiselles Durieux, jolies probablement si elles ressemblent à leur maman. Naturellement, c’est vers Hélène que vont mes préférences, une fille gaie, dynamique. Isabelle veut entrer au couvent, grand bien lui fasse, aucune envie de lutter contre le bon Dieu, je serais battu d’avance.
Le dessert est honoré, la tarte aux pommes de tante Alice connaît un succès mérité.
- Olivier m’a choisi les plus beaux fruits, c’est un spécialiste, il est souvent dans le grand verger.
Monsieur Durieux refuse le Cognac, l’Armagnac et la Mirabelle, au grand dam de Charles qui remue son café sans sucre avec vigueur sachant qu’il sera privé de liqueur.
La conversation amorce le passage au salon, nous parlons bois et scierie et j’arrive à glisser mes connaissances toute neuve.
- Bravo, vous aimez le bois, cela se sent, d’ailleurs votre prénom, même choisi par vos parents influence votre attirance.
Les entretiens importants arrivent, j’ai un peu de mal à suivre et je retiens l’essentiel; nous allons entrer dans la nouvelle société Durieux à hauteur de 20%, nos bois seront vendus au prix du marché, notre situation nous donnera un droit de regard puisque Charles et moi allons entrer dans le conseil d’administration.
J’ai la tête farcie par les chiffres, les mots répétitifs tels que banquiers, investissements, dividendes et autres plus-values, j’avoue que de nombreux points échappent à ma compréhension.
Je n’ai qu’un souhait, que cette journée s’achève et que je puisse me retirer en haut de mon donjon, me changer les idées.
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