Le grand verger (suite)
C'est au dessert que je me décide à exhiber la lettre du colonel Grandgeorges, maman avait déjà contacté madame Dalcroze par l'intermédiaire de monsieur Channaz.
- Bof! je connais ce genre de prose, c'est d'un classique, quand les gens sont morts, ils ont toutes les qualités et, dans l'armée, la tradition est d'enjoliver la disparition d'un homme, j'avoue que moi-même, au titre de commandant de compagnie, j'ai souvent écrit de pieux mensonges dans les messages envoyés aux familles d'accidentés, de suicidés et autres tués dans des bagarres sordides.
Charles rit bêtement en débitant cette phrase abjecte.
La tarte aux mirabelles est pourtant délicieuse mais elle me reste en travers de la gorge, je jette ma serviette sur la table et pars en claquant la porte.
Je suis ulcéré, écœuré, je cours vers le grand verger, je pleure de rage et de dépit, j'entre dans la cabane, j'ai envie de mourir, de quitter cette terre peuplée d'êtres aussi vils que ce Charles Montcy. Mes yeux se posent sur une scie à élaguer, sur ses dents acérées. Aurais-je le courage de me trancher la gorge, de me saigner les poignets? Est-ce du courage ou de la lâcheté? Je tends ma main vers cet outil qui sert à éliminer les branches mortes ou en surnombre, à redonner vigueur à un sujet déficient. Ce n'est pas mon cas, et puis je suis le seul Montcy de ma génération, je me dois de rester en vie, grand-père comptait sur moi pour assurer la pérennité de la famille. Dans ma douzième année, avant ma communion solennelle, j'avais eu un élan mystique, l'envie de devenir prêtre ou plutôt missionnaire, j'en avais parlé à mon aïeul. Sans me heurter, il m'avait fait comprendre qu'une telle décision le peinerait et, quand je lui avais annoncé que j'avais changé d'avis, que je voulais me marier et avoir des enfants, il était visiblement soulagé.
- Olivier, je t'en prie, reste avec nous, nous t'aimons, je t'aime.
Je suis recroquevillé dans un coin. Cette voix angoissée, à peine audible, je reconnais Alice?
Je ferme les yeux, je sens un souffle chaud sur ma nuque, un bras qui m'entoure, une bouche sur mes joues mouillées de larme, un corps brûlant, une poitrine qui respire.
- Béa est partie en direction de la tour mais je savais que tu étais là.
Je n'ai plus aucune envie de mourir, je me blottis au creux de l'épaule, glisse mon nez dans le décolleté, entre deux seins qui palpitent et se soulèvent, j'embrasse cette peau veloutée, une odeur un peu âcre, piquante, excitante me grise. Une main caresse mon front, mes cheveux, je frissonne de bonheur, je ressens un plaisir incomparable, jamais maman ne m'a caressé ainsi, ce n'est pas mon corps qui exulte, c'est mon âme.
- Ah vous êtes là.
Le charme est rompu, la minceur de Béa apparaît dans l'embrasure de la porte.
- Ta maman est folle d'inquiétude, elle a un malaise, papa et Vincent s'en occupent.
Je me lève comme un automate et cours vers la terrasse.
- Mon petit, tu nous chagrines avec tes colères.
Maman est en larmes, allongée sur un transat, l'oncle tourne autour, il est manifestement gêné.
- Tout est de ma faute, je suis un rustre, un imbécile, je dis n'importe quoi, veuillez me pardonner.
Béatrice et Alice sont surprises, je le suis tout autant, c'est bien la première fois que j'entends Charles prononcer des excuses, tout arrive.
Je m'attendais à ce que la disparition de la bague soit à l'ordre du jour, mon comportement a probablement modifié les données.
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