Le grand verger (suite)
Le gros Charles est cramoisi, j'entendais bien des pas lourds résonner dans l'escalier du donjon, un ahanement comme un souffle rauque qui se rapprochait. L'oncle reste dans l'embrasure de la porte sans dire un mot, il s'appuie sur le chambranle, reprend sa respiration, que me veut ce gros poussah.
- La bague de maman… un solitaire, un diamant, disparu du coffre à bijoux...une fortune, père l'avait acheté avant la guerre, à Paris chez un grand bijoutier, place Vendôme, craignant à juste titre la dévaluation de la monnaie.
Une fortune, il doit exagérer comme souvent, seulement, nous ignorions l'existence de cette fameuse bague, le filou nous l'avait caché, voulait-il garder ce trésor de guerre pour lui seul? Et les autres bijoux?
-Elle est peut-être dans ce tiroir, tu l'as déjà ouvert ?
-Non, pas encore.
J'avais eu le courage de prendre la clé dans la veste de velours de grand-père sans avoir la curiosité d'ouvrir le tiroir.
J'éprouve des difficultés à faire fonctionner la serrure récalcitrante.
- Pousse-toi, laisse-moi faire.
Oncle Charles est fébrile, il tente une opération de force, rien à faire, il s'énerve, cogne sur le bureau.
- Il faut faire venir un serrurier.
Je reprends l'affaire en main, titille délicatement la mécanique, miracle, la clé tourne, le tiroir s'ouvre.
Nous sortons des tas de papiers en vrac, des agendas, des carnets, mais point d'écrin ni de bague.
Le gros lard secoue les dossiers comme un forcené, il va exploser, je le sens, il passe ses gros battoirs au fond du tiroir, ne sort que des trombones, des punaises et un morceau de ruban rose.
- Impossible de mettre la main dessus, c'est incroyable, avoue que tu as trouvé ce diamant, qu'en as-tu fait, tu ne l'as pas vendu j'espère ou donné à une gourgandine, à ton âge une bêtise est vite faite.
- Cela t'est arrivé mon oncle.
La gifle magistrale que je reçois me fait reculer d'un bon mètre, je serre les dents afin de me maîtriser.
- Je t'accorde vingt-quatre heures pour me présenter ce bijou, passé ce délai, je convoque la maréchaussée.
Le gros tourne les talons et redescend.
- Attention aux marches, elles sont glissantes.
Un grognement d'ours résonne dans l'escalier.
J'ai la joue en feu, bien longtemps que je n'ai pris une telle taloche, la dernière émanait de grand-père, elle était amplement méritée, je venais d'avoir quatorze ans et j'avais été insolent. Je me souviens d'une gifle plus ancienne et celle-ci était totalement injustifiée, c'était l'instituteur radical-socialiste qui me l'avait appliquée avec une certaine hargne. En respectant la consigne de grand-père, j'avais refusé catégoriquement d'entonner un certain chant à la gloire de Pétain.
- Ce vieux débris a perdu tout sens de l'honneur, son nom sera associé à la honte de notre pays, Verdun sera oublié.
Mon aïeul ne s'était pas trompé, lui qui avait servi sous ses ordres, reniait son ancien chef et refusait les compromissions avec l'ennemi.
Curieusement, j'ai une sensation de chaleur, à peine désagréable.
Ce solitaire, où peut-il se cacher? s'il est encore dans les parages? grand-père pouvait l'avoir vendu? ce serait surprenant. Avec sa manie de dissimuler les objets, comme les fusils et les munitions qu'il avait mis à l'abri des regards Allemands et qu'il ne retrouvait plus à la libération, il cherchait dans le faux plancher d'une pièce de l'étage et les armes étaient cachés dans la voisine.
- C'est incompréhensible, j'aurais juré que c'était dans l'autre.
Cette anecdote était régulièrement racontée, souvent pour trouver des excuses à une bêtise de l'un ou de l'autre, j'étais également preneur.
Il me faut ranger tout ce fouillis, je jette un coup d'œil rapide sur les papiers, beaucoup de lettres reçues, notaire, administrations diverses, coopérative agricole, banques, le classement est anarchique, je croyais grand-père plus ordonné.
Une enveloppe attire mon attention, une lettre est encore à l'intérieur, je l'extirpe et la déplie, elle est manuscrite, une belle écriture, datée du 12 février 1941, elle émane d'un Colonel Grandgeorges, je lis:
Cher Monsieur,
Commandant l'escadrille C/36 au mois de juin 1940, j'avais sous mes ordres le lieutenant Jean Montcy. Aux commandes de son appareil, il devait effectuer une mission particulière au-dessus du secteur de Bourg-en-Bresse, en formation avec trois autres appareils. Malheureusement, un seul avion est revenu de cette mission, celui du capitaine Robert Marny qui m'a déclaré que le groupe avait été attaqué par des chasseurs ennemis en surnombre. Réussissant par miracle à décrocher, cet officier a fait un rapport malheureusement détruit à la débâcle, il affirmait que ses trois compagnons avaient été abattus, dont votre fils qui, avant de piquer au sol avait mortellement touché un Stuka.
Sachez monsieur que votre fils, le lieutenant Jean Montcy est mort en héros...
Suivent les formules de politesse traditionnelles.
Je suis pétrifié, la feuille de papier tremble dans ma main, et oncle Charles qui déclarait péremptoirement autour de lui que son frère s'était écrasé avec son zinc alors qu'il s'enfuyait vers le sud de la France, que c'était certainement une panne d'essence qui avait provoqué un atterrissage dramatique, que presque tous les aviateurs avaient agi de la sorte, j'ai envie de l'étrangler.
Je pleure de rage, pour quelles raisons obscures grand-père n'a jamais dévoilé cette missive? J'aurais vécu ces dernières années différemment, et l'autre Suisse qui vient nous raconter des sornettes.
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