Le grand verger (suite)
L'attitude de maman me surprend, je ne pouvais imaginer que la disparition de grand-père lui occasionne un tel chagrin, elle se justifie.
- Je retrouvais un peu ton papa dans la voix, les gestes, même son caractère, c'est comme si Jean venait de mourir une seconde fois, et puis surtout je crains la dictature de ton oncle, son agressivité envers toi et moi, je n'aurais jamais la force de lutter.
- Raison de plus pour demander mon émancipation.
- Crois-tu que cela soit possible, j'en doute?
Tante Alice s'étonne de me voir effectuer des promenades très localisées.
- Tu t'ennuies sans ton engin pétaradant, avoue?
- Pas vraiment, et puis je profite de cette abstinence forcée pour reprendre contact avec le domaine, je l'avais un peu délaissé ces dernières années.
- Que raconte le vieux radoteur d'Auguste...
Je lui fais part des doléances de l'ancien employé concernant les haies vives.
-Il n'a pas tort, je suis de son avis, mais si ces haies représentent un obstacle à la modernisation… A part ça, je vais intercéder auprès de Charles, pour qu'il te rende ta moto, j'espère que tu seras plus raisonnable dans les rues du village.
- Merci, un peu de repos pour lui et pour moi, et puis j'ai d'autres projets en tête.
Je veux surtout que son mari considère que sa décision arbitraire n'est pas une réelle punition, c'est la meilleure solution pour qu'il lâche du lest.
Gazelle, la petite jument demi-sang arabe est surprise de ma réapparition dans l'écurie, je lui caressais le museau de temps en temps, quand elle gambadait dans le pré, elle venait le long de la clôture, me regardait de ses grands yeux interrogateurs, penchait sa tête vers moi et repartait à toute allure comme pour me prouver qu'elle était encore capable de galoper malgré son âge avancé. Dire qu'elle avait failli être vendue à un boucher, je m'étais fermement opposé à cette décision, je ne pouvais imaginer que cette adorable créature finisse en morceaux sur l'étal d'une boucherie chevaline, heureusement, j'avais reçu l'appui d'André, le responsable de l'écurie, son opinion avait fait pencher la balance du bon côté.
- Ca me fait plaisir de vous revoir ici Olivier, j'ai eu le nez creux, je viens de la ferrer de neuf, vous pourrez la faire courir sans crainte, elle est toujours en pleine forme la mémère.
Une autre femelle était surprise de me voir rôder dans les écuries.
- Ne me dis pas que tu vas remonter mon cher cousin?
- Non ma chère cousine, je vais monter à nouveau... et je te propose une promenade plus bucolique que celles que tu as l'habitude de faire dans le village, sur le chemin de Pochères, qu'en penses-tu?
- D'accord, mais au pas uniquement, j'ai quelques petits problèmes fessiers actuellement.
- Promis, de toute façon je dois me réhabituer.
Alice nous regarde partir, montures côte à côte, son pincement de lèvres ne trompe pas, elle se demande ce que je mijote.
Les pas de nos chevaux claquent et résonnent dans le chemin dominé au sud par une falaise et bordé par l'Airne ; les rayons du soleil ne s'attardent jamais dans ce lieu encaissé et il y règne une certaine fraîcheur. Une brume vaporeuse flotte au-dessus de la rivière, cet endroit me rappelle des tas de souvenirs d'enfance, j'y venais souvent, aux beaux jours, je descendais la pente abrupte, connaissant chaque pierre qui me permettait de prendre appui mais je terminais immanquablement sur les fesses ou le nez dans l'herbe. J'écoutais gazouiller l'eau sur les galets, je scrutais l'onde claire où évoluaient des poissons argentés, avec des pierres plates, je faisais des ricochets, battant à chaque fois des records, je lançais dans l'eau des morceaux de bois, des pommes de pin, autant de frêles esquifs qui, hésitants au début trouvaient le courant et entamaient un long voyage. Je suivais ces embarcations, accélérant quand elles abordaient un rapide, les dégageant quand elles se coinçaient dans une souche puis je les abandonnais à leur sort, les laissant continuer leur périple jusqu'au fleuve, les imaginant rejoindre l'immensité de la mer.
C'est également sur les rives de la rivière que je rencontrais le père Simon, un vieux pêcheur sympathique et original, il me racontait des histoires extravagantes où se mêlaient des nymphes et des diables, des chimères et des dragons, histoires que je croyais vraies et que je m'empressais de rapporter à tante Alice qui se moquait gentiment de ma crédulité.
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