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- Concernant l’accident de papa, je viens d’avoir un coup de téléphone de la gendarmerie, le rapport du légiste est formel, l’accident a eu lieu vers neuf heures  et il est mort sur le coup, une chance pour toi...

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Les deux jours précédant les obsèques sont mouvementés pour les autres, beaucoup moins pour moi, je passe le plus clair de mon temps dans ma chambre, je bouquine et révise mon Allemand. Je m’amuse surtout à dessiner des plans d’immeubles, de villas, de bâtiments industriels et administratifs, le souvenir de grand-père plane au-dessus de mes épures.

La population de Labréville est venue au grand complet, quelques maires des environs également, jamais le château n’a connu autant de visites. J’ai aperçu plusieurs fois les mêmes têtes, la curiosité sans doute, les villageois ont une belle occasion de visiter la citadelle qui les domine. J’ai vu Nénette entrer et j’ai guetté sa sortie, elle a jeté un long regard vers la fenêtre de ma chambre, mon désir de la revoir s’estompe car j’ai une autre envie, une envie irrationnelle. Depuis que je l’ai vu en vêtement de deuil, dans une robe noire et moulante au col bordé de fine dentelle, ma cousine m’émeut, je lui trouve un charme indéfinissable, ses seins minuscules m’attirent, ses jambes que je trouvais négligeables m’inspirent, j’imagine les cuisses à la peau douce et transparente, les petites fesses rondes et fermes, je voudrais baiser cette petite bouche délicieuse qui ressemble à une sucrerie, mordre ce cou délicat. C’est décidé, je dois conquérir cette amazone avant la fin des vacances et j’ai une idée, son brave père me supprime ma monture mécanique, je vais faire du cheval, accompagner ma cousine dans ses promenades équestres, la petite jument demi-sang que je montais à cru il y a une paire d’années devra supporter mon supplément de poids.

Pénible de suivre un corbillard en première ligne, de monter la côte de l’église dans des allures extrêmes, des accélérations subites suivies de ralentissements brutaux, le vieux canasson caparaçonné de noir est obligé de reprendre son souffle, il butte sur les cailloux que les derniers orages ont décrochés du chemin. J’entends Charles grommeler, le cantonnier du village va prendre un savon. Je dois courir après Polka II qui s’obstine à mordiller les cordons du corbillard qui pendouillent, au risque  de passer sous les roues. Finalement Bastien  reconduit cette brave bête au château, elle voulait absolument entrer dans l’église.

Pénible la station debout, oncle Charles ne s’assoit que rarement durant l’office et les hommes de la famille doivent l’imiter. Je sais que ce n’est pas vraiment par respect pour le défunt, il a une raison majeure, son croupion supporte difficilement la dureté des bancs de chêne et, pour une fois, il a évité de prendre son coussin habituel. L’évêque a fait le déplacement, « noblesse » oblige, quand c’est un pauvre diable que l’on enterre, c’est tout juste si le curé daigne célébrer une messe. L’oraison funèbre de Monseigneur Gendroux est un peu longue, il se répète, le curé en rajoute encore et émeut l’assistance, les bruits de trompette dans les mouchoirs résonnent sous les voûtes de la vieille église. La procession autour du catafalque me saoule, elle n’en finit plus; les gens défilent au ralenti, l’air compassé, quelques femmes ont les yeux larmoyants, sont-elles sincères? Tous ceux qui passent de notre côté regarde notre banc, font des signes de la tête, nous devons répondre. J’ai les pieds en feu, mes jambes se raidissent, mon col de chemise m’étrangle, je dois faire quelques petits mouvements afin d’éviter l’ankylose généralisée.

Et le cimetière, les discours! L’adjoint au maire qui bégaye, tousse après chaque phrase, le sénateur qui laisse envoler une feuille, le président des anciens combattants aphone et inaudible. Arrive le moment des condoléances, encore un supplice, les hommes me serrent la main et la secoue à la décrocher, je rencontre des mains puissantes qui m’écrasent les phalanges, des mains moites et poisseuses, des calleuses et rêches, des tordues et déformées. Les femmes m’embrassent, je sens des lèvres humides et gluantes, je respire des haleines nauséabondes, des odeurs contrastées, je ne vois plus rien, je n’entends plus rien, je ne veux plus rien sentir...si, un parfum connu me réveille, Nénette frôle ma bouche de ses lèvres pulpeuses et sucrées, elle revient à la charge une troisième fois, enfin un rayon de soleil dans la grisaille de cette triste journée.

Je ressens un malaise doublée d’une certaine fierté, le somptueux monument funéraire des Montcy domine les modestes sépultures qui l’entourent, tout comme le château domine les maisons de Labréville. Grand-père me faisait remarquer qu’il restait encore trois places à droite dans le caveau, du côté des hommes.

- Tu prendras la place de ton père puisque son corps est parti en fumée, tu seras le dernier mâle.

Je suis peu pressé de descendre dans ce trou humide et lugubre, je trouve que papa a eu une finalité plus noble, mourir en héros dans la carlingue d’un avion, il est redevenu poussière sans attendre une lente décomposition.

La réception donnée à la salle des fêtes ressemble à une kermesse, le mort est oublié, place aux grands éclats de rire, aux tapes sur les épaules, les bouteilles de vin d’Alsace sont éclusées rapidement, pourtant Charles disait avoir été roulé lors de la livraison des caisses.

- C’est une véritable piquette, bon marché mais imbuvable, je vais le revendre à la mairie pour les vins d’honneur.

L’occasion de se débarrasser de ce pinard malvenu et encombrant  dans la cave des Montcy venait de se produire. Les parts de brioche étaient englouties au fur et à mesure que les serveuses les découpaient,  contrairement au blanc, elles méritaient cet engouement.  Béatrice allait d’un groupe à un autre, offrant un verre, présentant un plateau, souriante, avenante, féline, mon désir s’amplifiait. Plusieurs fois elle m’avait frôlé, me gratifiant au passage d’un regard enjôleur, comme si elle lisait dans mes pensées, comme si elle voulait assurer sa séduction.

Son père était le principal centre d’intérêt de la foule, répétant autour de lui qu’il craignait cet accident depuis longtemps.

- Je lui avais répété maintes et maintes fois que cet escalier était dangereux, bien trop raide, les marches en pierre sont lisses et glissantes, à son âge, quelle idée saugrenue d’avoir conservé son bureau en haut de cette tour.

C’était bien la première fois que j’entendais ce son de cloche.

Maman et tante Alice aident au service, je fais connaissance de villageois des environs, le maire de Prévocourt me parle d’Albert et de Michel Mathieu. Je retrouve mon ancien instituteur, à la retraite maintenant, il a fait un long déplacement pour assister aux funérailles, seulement, fidèle à sa doctrine anticléricale, il avait évité l’église et n’était présent qu’au cimetière. Il me félicite pour mon succès au baccalauréat et me souhaite la réussite pour une future carrière.

- Je viens de parler à ta maman, je lui ai conseillé de demander ton émancipation, tu as dix-huit ans révolus, c’est possible, tu pourras ainsi te dégager de la tutelle de ton oncle, je connais Charles Montcy, j’ai été secrétaire de mairie sous son règne, c’est un homme autoritaire et trop rigide.

Monsieur Lesueur m’explique les avantages de l’émancipation et me conseille de voir le notaire de famille.

- Il t’indiquera la marche à suivre.

Quand je constate le changement de régime qui vient de s’opérer au château, il n’y a pas une minute à perdre. Charles s’est déjà approprié la voiture de grand-père, Béatrice parle de s’installer dans l’aile droite et d’aménager la tour, jusqu’où iront-ils?