La nymphe vengeresse
Je viens de franchir le pont qui enjambe un ruisseau tumultueux en cette saison, j’évite la rue principale et me dirige vers la scierie, j’ignore si la requête émane du premier magistrat ou de l’industriel. Julien Garassaux vient de succéder à son père récemment décédé, aux commandes de la scierie et aussi à la tête de la mairie, c’est une sorte de tradition depuis la fin de la guerre, je connais l’historique de cette famille.
Je longe le stade, le gymnase et bifurque vers l’Impasse du Moulin, le chantier et les bâtiments industriels de l’entreprise sont tout au bout, la demeure du patron est en retrait, une belle maison de caractère perchée sur un petit promontoire, entourée d’arbustes et d’une pelouse encore bien verte.
Je suis attendu, madame Garassaux m’introduit dans un salon aux murs lambrissés de bois, une odeur particulière flotte dans cet endroit, une odeur qui me rappelle la maison d’un cousin menuisier.
- Excusez mon mari, il est au téléphone, cela ne devrait durer longtemps, prenez place, que puis-je vous offrir ?
J’accepte un café.
- Si vous n’êtes pas obligé d’en faire.
- J’en ai constamment, c’est notre boisson hivernale.
L’hôtesse est vêtue de sombre, difficile de lui donner un âge, son visage est assez lisse mais privé de fard, ses cheveux noirs ne doivent pas rencontrer souvent les mains d’un coiffeur.
- Le voilà, il descend.
Julien Garassaux entre dans la pièce. C’est un homme de haute stature, un peu voûté, osseux, visage imberbe et buriné, chevelure poivre et sel abondante. Il doit avoir entre quarante-cinq et cinquante ans, sa poignée de main est un peu molle, heureusement, avec ses battoirs...
- Restez assis monsieur Passy, merci d’avoir répondu aussi vite à mon appel, je savais que je pouvais compter sur vous, votre reportage sur notre commune est encore gravé dans les esprits, en quelques heures de présence dans nos murs, vous aviez analysé nos caractères, compris nos préoccupations, découvert notre identité...Voyez-vous, nous avons toujours été considérés comme des rustres par les habitants des communes environnantes, notre façon de vivre qui découle de notre isolement naturel pourrait s’apparenter à une sorte de repli, de refus de la modernité, mais croyez-moi, nous sommes bien dans notre temps.
Le maire sort une pipe de sa poche et la pose sur la table basse.
- Ne faites pas attention, je ne fume plus depuis quatre ans mais je conserve cette relique, elle me sert d’exutoire, je la martyrise quand je suis fâché, énervé.
Difficile d’imaginer qu’un tel homme puisse avoir des accès de colère, son grand calme étonne.
- Je vous disais donc que si nous sommes souvent considérés comme des demeurés par nos voisins, ils se trompent, avant l’arrivée du câble, nous avions installé une antenne collective pour recevoir de nombreuses chaînes de télévision, nos équipements sportifs pourraient être cités en exemple, notre collège produit d’excellents élèves, et surtout la réputation de nos maîtres ébénistes dépassent les frontières Françaises et même Européennes.
- L’an dernier l’un de ces artisans a reçu une distinction je crois.
- Exact, meilleur ouvrier de France, mais c’était la sixième fois qu’un des nôtres était récompensé, et il y en aura d’autres j’espère... J’en viens à mon problème actuel, celui qui me préoccupe, qui nous préoccupent, mes administrés et moi...Bien entendu, vous avez appris le décès de mon père survenu le 1er mai dernier, il n’a pas eu une mort ordinaire.
- Mort dans la forêt suite à une chute malencontreuse, je me souviens de ce drame, un hommage à votre père avait été rendu dans notre page départementale.
- Effectivement, je pense qu’il méritait cette attention particulière, mais encore merci, si vous permettez, je vous résume les faits tels qu’ils se sont produits ce jour funeste afin que vous compreniez ma démarche...un petit pousse-café ?
Monsieur Garassaux n’attends pas ma réponse, il ouvre un minibar incorporé dans la table de salon, sort deux petits verres et une bouteille.
- Du kirsch, fabrication locale, vous m’en direz des nouvelles.
Je déçois mon hôte en acceptant seulement une larme de ce breuvage décapant que mon estomac fragile supporte difficilement.
- Ce 1er mai, mon père décide d’aller en forêt inspecter une coupe en exploitation, pour effectuer ce genre de contrôle, il préférait les jours fériés, quand les bûcherons sont absents afin d’éviter d’entendre des doléances plus souvent adressées au maire qu’à l’industriel, depuis que je l’ai remplacé à la mairie, je suis obligé d’agir de la même façon sinon... Donc, il part aussitôt le déjeuner et habituellement ne rentre jamais bien tard de telles expéditions. En fin d’après-midi, ne le voyant pas revenir, je commence à m’inquiéter, vers dix huit heures trente je décide de me rendre en forêt, ce retard est inhabituel ; je demande à Roger Valeau, un employé qui loge à proximité, de m’accompagner... Malheureusement, mes craintes étaient justifiées...après quelques vaines recherches dans le périmètre qu’il aurait dû arpenter, nous changeons de secteur et découvrons mon père, allongé sur le ventre, sans vie.
- Le visage dans une flaque d’eau je crois, mort noyé en quelque sorte.
- Voilà...d’après les enquêteurs, en l’occurrence les gendarmes, il se serait pris les pieds dans des ronces, serait tombé en avant, sa tête aurait heurté une grosse pierre et, comble de malchance, la face dans une mare d’eau, c’est ainsi que nous l’avons retrouvé, Roger et moi.
- L’accident ne faisait aucun doute.
-Conclusion peut-être hâtive, plusieurs éléments étaient troublants, tout d’abord le lieu, à plus de huit cent mètres du chantier d’abattage qu’il devait inspecter, normalement il n’avait rien à faire dans la parcelle où nous l’avons découvert.
- Il pouvait s’égarer.
- Mon père, s’égarer ! Impossible, il connaissait la forêt dans ses moindres sentiers, l’endroit où il est mort en particulier.
- Et quels autres indices vous ont semblé suspects ?
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