La mémoire oubliée
Contrairement aux soupçons de Didier Margon, la serrure n’a pas été forcée, et pourtant, nous avons vite la preuve que le chalet a reçu une visite, sur la table, une bouteille d’eau presque pleine et un sac à dos.
-Je ne comprends pas, comment s’est-il procuré une clé, il y a trois en circulation, la mienne, celles du vice-président et du secrétaire.
Le sac à dos est ouvert, il contient un cartable que j’extrais.
La boucle ne tient plus, à l’intérieur le matériel d’un parfait écolier ainsi qu’un livret de famille.
-Un cahier d’écolier, le billet que j’ai reçu vient de ce cahier.
Roger Pierret a raison, le mien aussi a été détaché de ce cahier.
Sur la première page, dans une écriture parfaite, nous lisons, cahier mensuel, Mazard Gabriel, mardi 19 octobre 1943.
-C’était bien lui.
Des dictées, des problèmes et des opérations, des devoirs d’histoire et de géographie avec dans la marge et d’une écriture rouge, des notes éloquentes, de nombreux 10/10, malgré la mauvaise qualité du papier, l’écriture est soignée, aucune tache.
- Quand j’étais écolier, Monsieur Langlois nous répétait souvent que Gabriel avait été son meilleur élève, combien de fois il le citait en exemple.
Roger Pierret est ému.
La dernière page des exercices est datée du mercredi 29 mars 1944, suivent deux feuilles blanches, ensuite, sur une page, une date écrite en travers et en gros caractères indique jeudi 6 avril 1944.
Je tourne cette page et découvre un récit, l’écriture est différente, un peu plus fine et plus serrée que celle des pages précédentes.
Je commence à lire à haute voix :
« Je suis dans le jardin avec Adrien quand arrive monsieur le maire tout essoufflé, il appelle mon grand frère et parle avec lui, je n’entends pas ce qu’ils disent, Bouboule prend son vélo et file vers le chemin du bois, quelques minutes plus tard j’entends des bruit de moteur, plusieurs véhicules boches traversent le village et prennent aussi la route du bois. Je suis inquiet, d’autant plus que des coups de feu retentissent sur les hauteurs de Champbourg, les boches redescendent du bois et ils s’arrêtent devant chez Sourain.
-Les Sourain habitaient à la sortie du village vers Oberville, un couple de personnes âgées, il y a longtemps qu’ils sont morts, indique Roger.
Je demande à Didier Margon de continuer la lecture, j’imagine la suite.
« Maman est malade, Margot a pris sa journée pour la soigner, papa et Marcel viennent de rentrer du travail, ils mangent un morceau à la cuisine. Depuis le jardin, je vois les véhicules allemands, ils sont toujours devant chez Sourain, j’attends qu’ils quittent le village pour aller vers le bois, j’espère qu’Adrien s’est caché en entendant le raffut. La moto et une automitrailleuse remontent vers le bois, je rentre à la maison et je préviens mon père de ce qui se passe, Marcel veut aller voir mais je lui dis d’attendre que les
Allemands décampent. On entend des bruits de moteur, ouf ! Ils s’en vont.
La porte s’ouvre d’un grand coup, deux miliciens entrent, un officier Allemand les suit, l’un des miliciens crie : tout le monde dehors ! Mon père lui demande ce qui se passe, il répond : vous le saurez bientôt. L’autre entre dans la chambre, il fait lever maman et lui dit : habillez-vous, et vite. Margot est poussée dehors, ils nous font monter tous les cinq dans un véhicule. Arrivés à Montlieu, nous descendons pour remonter dans un camion bâché. Après au moins deux heures de route, nous arrivons sur le quai d’une gare, maman n’est pas bien, elle n’a pas supporté le voyage. D’autres personnes sont sur le quai, un train avec des wagons à bestiaux est en stationnement. Un boche pousse maman comme une brute, Marcel lui saute dessus et l’allonge d’un coup de poing, un gradé dégaine son pistolet et tire à bout portant sur mon frère qui s’écroule.
-Vous voulez continuer ?
Benoît accepte, le récit est poignant, écrit au présent, nous avons l’impression de vivre ces scènes d’horreur en direct.
…….
« Maman et Margot sont montés dans un wagon, papa et moi dans un autre, Marcel est couché sur le quai, il ne bouge plus, la suite vous la connaissez, nous sommes emmenés en Allemagne, enfermés dans un camp nazi où l’on souffre de la faim et du froid et de ne pas savoir ce que sont devenues maman et Margot. Papa faiblit de jour en jour, il me demande de mettre fin à ses souffrances mais je ne peux le faire, puis il s’éteint sans dire un mot, dans un état d’épuisement extrême. Je me bats pour survivre, chaque matin je me dis que je veux voir le soir et chaque soir je prie pour voir le matin puis, un jour, au réveil, plus de gardien, plus de chien, le lendemain, nous sommes libérés par les Américains, c’est la folie, mon meilleur copain meurt dans mes bras en souriant, moi je tousse, je crache du sang.
-Vous prenez le relais monsieur Margon.
La sueur perle sur le front de Benoît, c’est pourtant un solide, à l’armée il était dans les paras et puis, combien d’accidents de la circulation il a photographié.
« Je suis transporté dans un hôpital militaire de Belfort, après un mois de traitement, je me sens mieux et je me sauve, je veux revenir à Champbourg, je veux absolument savoir pour quelles raisons notre famille a été victime de la barbarie nazie, qu’est devenu Adrien, et maman et ma sœur, elles sont peut-être revenues à la maison, les femmes étaient peut-être mieux traitées que nous. Je subtilise des vêtements à l’hôpital, je trouve un portefeuille avec une petite somme d’argent et des papiers, je garde juste les billets, cela me permet de prendre le train et un taxi pour arriver à Champbourg. Notre maison est vide, telle que nous l’avions quittée, une bouteille de vin sur la table et deux verres, je fais un peu de ménage, les literies sont moisies, je dors dans la remise et le matin de bonne heure, je monte au cimetière, je cherche la tombe d’Adrien, je suis à peu près certain que les coups de feu étaient pour lui. Après bien des recherches, je découvre un tumulus de terre déjà envahi de mauvaises herbes, une croix en bois et le nom de mon frère, une couronne en perles indique qu’elle a été offerte par la famille Vernat. Je monte au chalet, remarque les trous dans la façade, je cherche le vélo mais je ne le trouve pas.
-Ah oui, j’ai oublié de vous dire qu’un petit bouquet de fleurs des champs a été déposé sur la tombe de Bouboule, c’est maman qui me l’a dit il y a deux jours, je voulais m’en assurer mais je n’ai pas eu le temps.
Le maire baisse la tête, le pauvre Bouboule n’a pas eu les honneurs qu’il méritait, j’espère que la municipalité et les habitants vont réparer cet oubli.
La suite ?... « Je passe la journée dans la cabane, mon intention est de rencontrer monsieur Pierret, il va m’expliquer ce qui s’est passé exactement ce 6 avril 1944. J’attends le soir, je sais qu’il fait un tour de sa propriété avant de se coucher, je l’attends à côté du hangar. Il me voit mais je dois lui faire peur, il ouvre la bouche, recule, bute contre une machine et s’écroule. Il ne bouge plus, je me sauve et retourne à la maison, je pense aller à la gendarmerie et tout raconter mais le lendemain matin, je n’ai pas le courage et je quitte la région, je ne veux plus voir ce village maudit.
-C’était bien une crise cardiaque, la peur, je crois que l’on peut croire ce qu’il écrit.
Nous sommes bien d’accord avec Roger.
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