Gazelle
Gazelle
A la libération, la situation de certains agriculteurs était difficile, les chevaux de trait avaient été réquisitionnés par l’occupant et il ne restait, dans les exploitations, que quelques vieux hongres et quelques juments poulinières. C’était le cas de mon père, il se retrouvait avec un seul élément, une jument répondant au doux nom de Blonde. Pour cultiver ses terres, il s’arrangeait avec un fermier voisin, logé à la même enseigne et, tant bien que mal, cette coopération permettait de tenir. Seulement la période des labours d’hiver approchait et il fallait trouver une autre solution. L’Etat, conscient de ce grave problème et alors que les produits agricoles étaient indispensables pour redresser la France, proposait aux agriculteurs démunis, d’attribuer des chevaux récupérés lors du départ des Allemands. C’est au chef-lieu de canton que s’effectuait cette distribution, mon père était bénéficiaire d’un cheval et il était l’un des premiers sur place, je l’avais accompagné. Les animaux présentés n’étaient pas en bon état, des percherons, des boulonnais et des ardennais vieux et maigres, mais il fallait s’en contenter. Mon père avait tout de même remarqué deux chevaux sortant de l’ordinaire, des bêtes aux jambes fines. <Ce sont des demi-sang hongrois, si vous voulez les deux, pas de problème>, disait un peu moqueur le fonctionnaire responsable. <C’est d’accord, je les prends>. J’étais heureux de son choix, la jument avait un beau poil brillant, un œil vif et de suite nous avons « sympathisés ». Le hongre était plus grand, mais un peu galeux et borgne.
C’est sur le dos de Gazelle, nom que mon père avait donné à la jument alors qu’il avait baptisé le hongre Bayard, que je revenais à la ferme.
Grand-père nous attendait avec impatience. Voyant les deux équidés, il hurlait. <Mais tu es fou, comment veux-tu que des chevaux aussi fragiles tirent la charrue dans nos terres argileuses>.
Mon paternel devenait la risée du village, mais il s’en moquait.
<Nous en reparlerons>.
Première démarche, il fallait des harnais sur mesure pour ces nouveaux collaborateurs, le bourrelier sollicité acceptait de fabriquer des bricoles plutôt que des colliers.
Alors que Gazelle ne bougeait pas lors de son premier harnachement, Bayard faisait quelques difficultés, son handicap le rendait peureux. Mais mon père qui aimait les chevaux réussissait à le calmer, et puis la docilité de Gazelle était un exemple.
Le premier essai avait été concluant, les deux demi-sang étaient courageux et tiraient un scarificateur avec facilité.
<Ils ont de la bonne volonté>, avouait grand-père qui surveillait de loin.
De la bonne volonté et une certaine puissance, malgré leur aspect.
Attelés au brabant avec Blonde et Gamin, le cheval du voisin, ils ne faiblissaient pas. Gazelle devenait le cheval de base, celui qui guide les autres. Arrivé au bout du champ et au signal de la petite jument, l’équipage tournait, les rênes étaient inutiles. Gazelle devenait précieuse, mon père avait acheté une carriole et nous faisions des promenades agréables. C’est ce mode de transport qui nous a servi pour aller au mariage d’une cousine, à une quarantaine de kilomètres du village. Je montais souvent la jument, sans selle, je tombais aussi de temps en temps. Je me souviens d’une chute, pourtant au pas, où je me retrouvais en mauvaise posture sous le ventre de la jument, elle s’était arrêtée net et gardait une jambe en l’air, attendant que je m’écarte. Une selle avait été achetée, pour mon petit frère, il était heureux et ne voulait plus descendre. Au bout de quelques mois, Bayard retrouvait un beau poil noir et lisse, il ne pouvait se passer de sa compagne. Quatre ans plus tard, il mourait de vieillesse, d’après le vétérinaire, il avait plus de 20 ans ; un fils de Blonde le remplaçait, puis mon père achetait deux boulonnais. Gazelle était exempte des gros travaux, elle tirait la carriole et passait la houe dans les betteraves. Elle était particulièrement douée pour cet exercice qui demandait beaucoup d’attention, il fallait rester au centre du rayon, éviter de piétiner les plants. Des agriculteurs voisins bénéficiaient aussi de ses services dans ce cas précis. Quand mon père a quitté son exploitation, Gazelle a été confiée à une association basée en Alsace, j’ai appris sa mort, je devais avoir dans les 20 ans, elle, dans les 25 je pense, je ne l’ai pas oubliée.
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