Un été ordinaire
- Je t’ai programmé une promenade avec Victor, tu me remplaceras, aujourd’hui j’ai un emploi du temps très chargé, il vient te prendre aussitôt déjeuné, j’espère que cela t’agrée.
- Et où cette balade sylvestre ? Car je suppose qu’elle est sylvestre.
- Dans la forêt de Portenval.
Cette expédition me plaît, marcher dans les bois est un plaisir, seule petite ombre au tableau, avec Victor c’est pénible. Difficile à suivre cet ancien garde-forestier, il grimpe les raidillons comme un chamois, dévale les talus et saute les fossés, franchit les ronceraies comme un farfadet, la dernière randonnée avec lui m’avait lessivé.
Le grand Victor est à l’heure, avec son éternel mégot de gitane papier maïs au coin des lèvres qui s’agite à chaque parole, certain qu’un sourd arrive à le comprendre rien qu’en décryptant l’agitation de ce truc jaune pisseux.
- Alors les vacances se passent bien mon gars.
- Où allons-nous exactement?
- Au-dessus de Portenval, des arbres ont été abattus pour laisser le passage à une ligne électrique, une de plus, ah! c’est beau le progrès, une bande de forêt saccagée, une balafre qui va se voir de loin. Des beaux chênes sacrifiés, ils pouvaient vivre encore une trentaine d’années, voire plus, et puis des jeunes pousses anéanties.
La quatre chevaux de Victor était poussive, en plus, la montée vers Portenval est longue et raide.
- Cette côte devient de plus en plus difficile.
Victor parlait sans cesse, il était obligé de hurler, son mégot avait été éjecté et il farfouillait dans sa poche pour sortir une autre cigarette.
- Regarde dans ma vareuse, mon paquet doit s’y trouver.
Je sortais une cigarette et lui mettais dans le bec, je voulais l’allumer.
- Non, celle-ci je vais la chiquer, c’est moins nocif que la fumée.
Victor s’asseyait enfin sur une grume, nous avions fait l’aller et retour au milieu d’un champ de bataille, à chaque arbre contrôlé et mesuré, le garde-forestier pestait.
- Regarde-moi ça, du travail de cochon, des bûcherons massacreurs, des Espagnols probablement, ou des Yougoslaves, ou des Français, ne soyons pas racistes...des gars du sud.
Il avait raison de rouspéter, les souches étaient hautes, les coupes étaient en escalier et les pièces abattues étaient entremêlées.
- Ton grand-père aurait piqué une sainte colère en constatant un tel désastre, c’était un homme des bois, il ne se plaisait que dans la forêt, c’est ta grand-mère qui gérait la fabrique? Des braves gens...
J’aimais quand il me parlait des mes grands-parents, j’avais deux ans quand ils sont morts, grand-père le premier, grand-mère trois jours après, elle ne pouvait certainement pas continuer à vivre sans son Augustin.
- Fallait voir comme ils s’aimaient ces deux-là, c’était pas du cinéma.
Par contre, Victor semblait détester mon père.
- Pierre-Louis, je l’ai connu gamin puis jeune homme, hautain et faisant ses coups en douce.
Je lui demandais des précisions sur les fameux coups en douce, il éludait la question.
- C’est de l’histoire ancienne mon petit gars ; heureusement, toi tu ressemblerais plutôt à Augustin...bon, je vais préparer une offre pour ces massacrés, le minimum, il y a de la casse... allons-y.
Le retour était atroce, la petite voiture faisait des bonds à chaque virage, Victor freinait brutalement et donnait des grands coups de volant.
Mon père se grattait l’oreille, c’était signe d’orage, ma tante fourrageait sa tignasse et ce geste confirmait que le mauvais temps sévissait déjà dans la maison, le passage du colosse aux pieds chaussés de brodequins a laissé des traces.
- Incroyable...mon fils, nous avons de la chance dans notre malheur, si le ménage n’avait pas été fait durant les vacances, si la poussière accumulée avait été encore en place, toute l’usine flambait, des traces d’hydrocarbures ont été décelées contre la porte de l’affûtage.
- Mais elle a brûlé.
- Les traces dans les tisons, ces messieurs ont des moyens modernes d’investigation, des prélèvements avaient fait à notre insu, nous avons été victimes d’une personne dangereuse.
De plus en plus convaincu que l’auteur de ces manigances est Pierrot. Et l’odeur d’essence sur les sandales de Marina? Complice peut-être, qui sait, la Polonaise avec le beau Pierrot...je repoussais cette éventualité... et avec moi pour donner le change, c’est plausible, je commence à douter de toutes les femmes, même... Quand la grise osait dire du mal de maman, j’avais envie d’étrangler cette perfide « Ta Cécile était loin d’être une sainte, quand tu avais le dos tourné, elle en profitait » Son frère ne répondait jamais à de telles déclarations, ne contredisait jamais la calomnieuse, pourquoi ?
Quelqu’un était venu au chalet de maman, j’en avais la preuve car la clé n’était plus dans le bon trou de la brique creuse, le visiteur s’était trompé d’étage, heureusement qu’il ne s’est pas trompé de brique, une dizaine supporte l’escalier en bois. Mon père ? Normalement à part moi il devrait être le seul à connaître la nouvelle cachette, Sylvette ne peut la connaître.
J’étais furieux, Emilien croyant bien faire avait élagué les arbres avoisinants, plus aucune branche ne touche le toit, ce n’est pas demain que j’aurai des nouvelles de maman, et je n’oserai jamais faire des reproches au jardinier, il me prendrait pour un simplet. Est-ce l’absence de frottements, le fait de savoir que Sylvette est venu ici probablement avec un homme, mais le cabanon n’a plus le même attrait qu’avant. La raison principale de ma désaffection doit résider plus loin, de l’autre côté du parc, vers la construction neuve, j’étais un enfant, je suis devenu un homme. La distance entre les deux situations est courte finalement, la transition a été rapide, adieu maman, pardonne-moi encore, je cours rejoindre Marina.
- C’est très gentil de venir me voir, d’autant plus que ton père me délaisse...non, sois raisonnable, en plein jour...et cette fois c’est bien fini Frred, cours voir les donzelles de ton âge, un beau gars comme toi et puis avec tes avantages.
- Le nom, l’argent, c’est cela que tu veux dire.
- Que veux-tu la vie est ainsi, les papillons continuent à se brûler aux flammes des chandelles, les petites souris se font étrangler en voulant manger du fromage, tu peux en profiter, tu aurais tort de t’en priver.
- Je t’ai déçu, c’est cela.
- Arrête de dire de grosses bêtises, je n’ai pas cherché le plaisir avec toi, c’est bien autre chose que je voulais t’offrir, de l’amour mais pas charnel, tu comprends. Je suis une ratée, je t’ai offert ce que j’ai à ma disposition, mon corps, c’est tout.
- Et tu voulais m’offrir plus, c’est impossible.
- C’est vrai, c’est impossible... file mon petit Frédéric, ton père va te chercher, j’ai entendu dire qu’il voulait te confier une mission.
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